Imágenes de páginas
PDF
EPUB
[ocr errors]

XIV.

Reputation des fcolaftiques.

Il faut fe fouvenir que ceux qui étudioient le plus alors étoient les religieux Mandians. Or la rigoureufe pauvreté dont ils faifoient profeffion ne leur permettoit guère d'acheter des livres qui étoient tres-chers; & leur vie active & toûjours ambulante ne leur donoit pas le temps de les tranfcrire eux-mêmes, comme faifoient les moines. rentés & fedentaires, qui pendant plufieurs fiécles en firent leur principale occupation. Delà vint fans doute que les nouveaux theologiens donerent fi fort dans le raisonnement, les queftions curieufes & les fubtilités, qui ne demandent que de l'efprit fans lecture & fans examen des faits.

Mais ils ne confideroient pas que cette maniere d'étudier alteroit infenfiblement la tradition de la difcipline. Par exemple voulant raisoner fur les facremens fans la conoiffance exacte des faits, ils ont fuppofé qu'on les avoit toûjours adminiftrés comme on faifoit de leur temps & ont pris quelquefois pour effentielles des ceremonies acceffoires: comme l'onction, & la tradition du calice à la prêtrife, au lieu qu'en ce facrement l'effentiel eft l'impofition des mains. C'est par le même principe qu'on a voulu affujetir les Grecs à paffer par les quatre ordres Mineurs avant que d'arriver au foudiaconat; & que l'on a crû neceffaire d'avoir des ornemens & des autels portatifs, même dans les plus grands voïages & les miffions les plus éloignées. Ce n'eft que l'ignorance de l'antiquité qui a fait regarder ces regles comme inviolables, tandis qu'on en negligeoit de plus importantes.

Je ne laiffe pas d'admirer que dans des temps fi malheureux & avec

peu

fi de fecours les docteurs nous aïent fi fidellement confervé le dépoft de la tradition, quant à la doctrine. Je leur donne volontiers la louange qu'ils meritent; & remontant plus haut je benis autant que j'en fuis capable, celui qui fuivant fa promeffe n'a jamais ceffé de foutenir fon églife. Je demande feulement qu'on fe contente de mettre ces docteurs en leur rang, fans les élever au deffus : qu'on ne prétende pas qu'ils ont atteint la perfection & qu'ils nous doivent fervir de modeles : enfin qu'on ne les prefere pas aux peres des premiers fiecles. Les titres magnifiques que l'on a donés à quelques-uns de ces docteurs, ont impofé aux fiecles fuivans; on a dit Albert le Grand, comme s'il étoit autant diftingué entre les theologiens, qu'Alexandre entre les guerriers. On a nommé Scot le docteur Subtil. On a doné à d'autres les épithetes d'Irrefragable, d'Illuminé, de Refolu, de Solemnel, d'Univerfel. Mais fans nous laiffer ébloüir par ces grands titres, voïons s'ils ne montrent point le mauvais goût de ceux qui les ont donnés, plûtôt que le merite de ceux qui les portent: jugeons-en par leurs ouvrages, nous les avons entre les mains, pour moi j'avoue que je ne vois rien de grand dans ceux d'Albert que la groffeur & le nombre des volumes.

Souvenons-nous que ces theologiens vivoient dans un temps dont tous les autres monumens ne nous paroiffent point eftimables, du moins par raport à la bonne antiquité : du tems de ces vieux Romans dont nous Hift. de la poësie. voïons des extraits dans Fauchet: du tems de Joinville & de VilleHardouin, dont les hiftoires quoi qu'utiles & plaifantes par leur naïveté nous paroiffent fi groffieres: du tems de ces bâtimens gothiques

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][ocr errors][ocr errors][merged small]

chargés de perits ornemens & fi peu agréables en effet qu'aucun archi-
tecte ne voudroit les imiter. Or c'eft une obfervation veritable qu'il regne
en chaque fiécle un certain goût qui fe répand fur toutes fortes d'ou-
vrages. Tout ce qui nous refte de l'anciene Grece eft folide, agréable &
d'un goût exquis: les reftes de leurs bâtimens, les ftatues, les medail-
les, font du même caractere en leur genre que les écrits d'Homere, de
Sophocle, de Demofthene & de Platon : par tout regne le bon fens &
l'imitation de la plus belle nature. On ne voit rien de femblable dans
tout ce qui nous refte depuis la chûte de l'empire Romain jusques au mi-
lieu du quinziéme fiécle, où les fciences & les beaux arts ont commencé
à fe relever, & où le font diffipées les ténebres que les peuples du Nort
avoient répandues dans toute l'Europe.

Par là fe détruit un préjugé affés ordinaire, que les fciences vont
toûjours le perfectionant, qu'il eft facile d'ajoûter aux inventions des
autres, que des hommes plus médiocres qu'eux le peuvent faire ; &
qu'un nain monté fur les épaules d'un geant, voit plus loin que le geant
même. J'accorde ces propofitions generales, mais je nie qu'on puiffe les
appliquer à nôtre fujet. Pour ajoûter à la doctrine ou à la methode des
anciens, il eût fallu la conoître parfaitement, & c'eft ce qui manquoit
à nos docteurs comme je viens de montrer : ainfi le nain demeurant à
fa vûë étoit tres-bornée. D'ailleurs les fciences & les arts qui
fe perfectionent de jour en jour font des inventions humaines : mais la
vraïe religion eft l'ouvrage de Dieu, qui lui a doné d'abord la perfec-
tion toute entiere. Les apôtres & leurs disciples ont fçû toute la doctri-
ne du falut & la meilleure maniere de l'enfeigner.

[ocr errors]

X VI Methode des

n. 14. 15.

Mais n'eft il pas vrai que les fcolaftiques ont trouvé une methode plus commode & plus exacte pour enfeigner la theologie, & leur stile n'est-il pas plus folide & plus précis que celui de la plupart des anciens ? Je fcolaftiques, l'ai fouvent oüi dire, mais je ne puis en convenir; & on ne me perfuadera jamais que jufques au douzième fiécle la methode ait manqué dans les écoles Chrétienes. Je croi l'avoir montré dans le fecond de ces discours, où je vous prie de vouloir bien recourir. Il eft vrai que la plûpart des anciens n'ont pas entrepris de faire un corps entier de theologie, comme ont fait Hugues de S. Victor, Hildebert de Tours, Robert Pullus & tant d'autres à leur exemple. Mais ils n'ont pas laiffé de nous doner dans quelques-uns de leurs ouvrages le plan entier de la religion : comme S. Auguftin, qui dans fon Enchiridion montre tout ce que l'on doit croire, & la maniere de l'enfeigner dans le livre de la Doctrine Chrétiene. Nous voïons encore l'abregé de la doctrine dans les expofitions du fymbole & les catechefes ; & l'abregé de la morale dans quelques autres traités, comme dans le Pedagogue de S. Clement Alexandrin. Que manque t-il donc aux anciens Eft-ce de n'avoir pas doné chacun leur cours entier de theologie, recommençant toûjours à divifer & à définir les mêmes matieres & à traiter les mêmes questions? J'avoue que les modernes l'ont fait, mais je ne conviens pas que la religion en ait été mieux enfeignée. L'effet le plus fenfible de cette methode eft d'avoir rempli le monde d'une infinité de volumes, partie imprimés

XVI.

partie encore manuscrits, qui demeurent en repos dans les grandes bi-
bliotheques, parce qu'ils n'attirent les lecteurs, ni par l'utilité, ni par
l'agrément: car qui lit aujourd'hui Alexandre de Halés, ou Albert le
grand? On a peine à comprendre comment ces auteurs,
dont plufieurs
n'ont pas atteint un grand âge, ont trouvé le temps de tant écrire
& il eft à craindre qu'ils n'en priffent pas affés pour méditer.

que

S'ils vouloient comme il eft vrai-femblable fuivre la methode des geometres, il falloit commencer par des principes autant inconteftables font leurs définitions & leurs axiomes: c'est-à-dire dans la matiere theologique, par des paffages formels de l'écriture ou des propofitions de lumiere naturelle. Or je viens de vous faire obferver, que nos fcolaftiques prenent fouvent l'écriture dans des fens figurés & detournés ; & pofent pour principes des axiomes d'une mauvaise philosophie, ou des autorités de quelque auteur profane. Les confequences tirées de tels principes ne font point concluantes : on les peut nier fans blesser la foi, ni la droite raifon, & de tels argumens n'ont que l'apparence du raifonement. Mais nous ne voïons encore que trop de gens qui s'en contentent: qui n'étudient que par memoire, & croïent raifoner quand ils repetent les argumens qu'ils ont apris par cœur, fans les avoir examinés au poids du bon fens. Delà vient qu'ils rejettent les meilleurs raifons quand elles leur font nouvelles, & ne penfent que comme ils ont accoûtumé de penfer.

Si les fcolaftiques ont imité la methode des geometres ils ont encore Stile des fcolafti- mieux copié leur stile sec & uniforme. Mais ils n'ont pas confideré que dans l'étude de la geometrie l'imagination eft foûtenue par les figures:

ques.

[ocr errors]

au lieu qu'elle n'a point d'appui dans les matieres philofophiques, fur

tout en morale: fi ce n'eft par des exemples & des peintures vives, des paffions, des vices, ou des vertus. Ce ftile fec'a encore un autre défaut : c'eft de ne point montrer les mœurs de celui qui enfeigne, un fcelerat peut parler ainfi de morale. Au refte je ne puis fouffrir qu'on veuille faire un merite aux fcolaftiques de ce ftile, comme s'il étoit plus folide & plus court. J'avoue que le ftile dogmatique doit être fimple, & qu'on n'y doit chercher que la clarté & la précision fans aucun autre ornement: mais cette fimplicité ne laiffe pas d'avoir fa nobleffe & fa graće ; le bas, le plat & le pefant ne font jamais bons à rien. La fimplicité du ftile dogmatique n'empêche pas de parler purement la langue qu'on y emploïe, au contraire mieux on la parle, mieux on fe fait entendre; & rien n'eft moins propre à enfeigner, que l'affectation d'un langage fingulier, qui ajoûte à l'étude principale une étude préliminaire du langage. Je fai que chaque fcience & chaque art a fes termes propres inconnus au commun des hommes: mais ils ne doivent être emploïés que pour les chofes qui n'ont point de nom dans la langue populaire, parce que le peuple ne les conoît pas ou n'y fait pas d'attention. C'eft une marque de la groffiereté de nos peres d'avoir fait du blafon une fcience myfterieufe, qui ne confifte prefque qu'à doner des noms extraordinaires. aux chofes les plus communes, & s'être fait un merite de dire gueules & finople, au lieu de rouge & de vert. J'en dis de même du jargon de

la chaffe & des autres femblables, qui fans éclairer l'efprit, ne font que charger la memoire.

Or les fcolaftiques ont donné dans ce défaut en fe faifant un langage particulier diftingué de toutes les langues vulgaires & du vrai latin, quoi qu'il en tire fon origine. Ce qui toutefois n'étoit point neceffaire puifque chacun peut philosopher en parlant bien fa langue. Les écrits d'Ariftote font en bon grec, les ouvrages philofophiques de Ciceron en bon latin; & dans le dernier fiécle Defcartes a expliqué fa doctrine en bon françois & d'un ftile net & précis, qui peut fervir de modele pour le dogmatique. Ce n'eft donc point la neceffité de la matiere qui a introduit ce langage de nos écoles, c'est le mauvais goût du treiziéme fiécle & des fuivans.

:

[ocr errors]

Une autre erreur eft de croire qu'un ftile fec, contraint & par tout uniforme, foit plus court & plus clair que le difcours ordinaire & naturel, où l'on fe donne la liberté de varier les frafes, & d'emploier quelques figures. Ce ftile géné & jetté en moule, pour ainfi dire, eft plus long, outre qu'il eft tres-ennuïeux. On y répete à chaque page les mêmes formulęs par exemple: Sur cette matiere on fait fix questions: A la premiere on procede ainfi : puis trois objections: puis: Je répons qu'il faut dire. Enfuite vienent les réponses aux objections. Vous diriés que l'auteur eft forcé par une neceffité inévitable à s'exprimer toûjours de même. On répete à chaque ligne les termes de l'art : propofition affertion, preuve, majeure, mineure, conclufion & le refte. Or ces repetitions allongent beaucoup le difcours. Je voi bien d'où elles font venuës: nos ancestres étoient fort groffiers il y a cinq ou fix cens ans ; les étudians de ce temps-là n'auroient fçû diftinguer l'objection de la preufi on ne leur eût pour ainfi dire montrée au doigt: il falloit tout nommer par fon nom. Voici l'objection, voici la réponse, l'inftance, la corollaire. Les argumens en forme allongent encore notablement le dif cours, & impatientent celui qui voit d'abord la conclufion : il eft foulagé par un enthymême, ou par une fimple propofition qui fait fous entendre tout le refte. Il faudroit referver le fyllogifme entier pour des occafions rares de déveloper un fophifme fpecieux ; ou rendre fenfible une ⚫ verité abftraite.

ve,

Cependant ceux qui font accoûtumés au ftile de l'école, ne reconoiffent point les raifonemens s'ils ne font revêtus de la forme fyllogiftique. Les peres de l'églife leur paroiffent des retoriciens, pour ne pas dire des difcoureurs, parce qu'ils s'expliquent naturellement comme on fait en converfation: parce qu'ils ufent quelquefois d'interrogations, d'exclamations & des autres figures ordinaires ; & les fcolaftiques ne voïent pas que les figures & les tours ingenieux épargent beaucoup de paroles; que fouvent par un mot bien placé, on previent ou on détourne une objection, qui les occuperoit long temps.

&

Mais ne doit-on compter pour rien d'eviter l'ennui & le dégoût inféparable d'un stile fec, décharné & toûjours fur un même ton: Eft-il effentiel aux études férieufes d'être pénibles & défagréables ? & n'a-t-on par remarqué il y a long-temps, que celui qui en inftruifant, fait join

XVII. Canoniftes.

dre l'agréable à l'utile, atteint au point de la perfection? C'est cette du-
reté du ftile scolastique qui rebute tant de jeunes gens & leur rend l'é-
tude odieuse pour toute leur vie, aprés qu'ils ont paffé quelques années
dans les colleges & les feminaires à écouter ce langage & à difputer fur
des questions abftraites dont ils ne voïent point l'utilité. L'instruction est
la nourriture des efprits : imitons, en la donant, l'ordre de la nature ou
plûtôt de la fagelfe divine, dans la diftribution de la nourriture corpo-
relle. Elle y a joint un plaifir qui en eft le vehicule & qui par une agréa-
ble neceffité nous engage à nous conferver & nous fortifier. Imitons S.
Bafile & S. Auguftin, qui à la folidité & la fubtilité des pensées, joi-
gnent
les tours délicats & les expreflions gratieufes : qui ne nous propo-
fent point des questions frivoles & pueriles, mais les objections effecti-
ves des heretiques de leur temps: qui ne nous repaiffent point de dou-
tes & d'opinions, mais de verités certaines : qui joignent l'onction à la
doctrine, même dans les matieres les plus abftraites. Voilà les guides
qu'un theologien fe doit propofer.

Les Canoniftes du treiziéme fiécle fuivirent la même methode & le même ftile que les theologiens: mais ils ne conferverent pas fi bien la tradition pour le fonds de la doctrine, étant perfuadés, comme il eft vrai, que la difcipline n'eft pas auffi invariable que la foi. J'ai montré dans le difcours précedent les fources de ce changement: l'autorité des fauffes décretales & de tout le decret de Gratien, l'opinion que le pape n'étoit point foumis aux canons & que fon pouvoir étoit fans bornes. Dés lors on s'éloigna de plus en plus des maximes de l'antiquité, on ne fe mit pas même en peine de les connoître: la jurifprudence canonique devint arbitraire & par confequent incertaine, par la multitude exceffive. de nouvelles conftitutions dérogeant les unes aux autres, enfin par les difpenfes des loix qu'on n'ofoit abroger. Les docteurs qui expliquoient dans les écoles le Decret de Gratien & les Decretales de Gregoire IX. y firent des glofes, qui font devenues fameufes, quoi que l'utilité n'en foit pas grande, fi ce n'eft par les renvois: car ils indiquent affés bien les chapitres & les paffages qui ont raport les uns aux autres. Mais ces gloffateurs n'expliquent point les mots difficiles des anciens canons, ils ne les entendoient pas eux-mêmes ; & ils ne raportent guere les caufes ou les acfions hiftoriques des conftitutions. Ce qu'ils appellent en pofer le cas ne confifte qu'à mettre en marge les propres paroles du texte. QuelGlof. in c. 1. De- quefois pour montrer leur erudition ils donent des étymologies : mais fum. Ir.

[blocks in formation]

fouvent ridicules, comme celle de Diabolus au commencement des Decretales. Leur principale application eft de tirer des inductions & des confequences des paroles du texte, pour les appliquer à quelque autre fujet, ordinairement pour y fonder quelque chicane.

Car c'étoit l'efprit qui regnoit alors: voiés les plaintes que fait S. Bernard des avocats qui plaidoient en cour de Rome, & par là jugés des autres tribunaux : voïés les canons du grand concile de Latran, & encore plus ceux du premier concile de Lion, & vous verrés jusques à quel excés étoit dés-lors montée la fubtilité des plaideurs, pour éluder toutes les les loix & les faire fervir de pretexte à l'injuftice: car c'eft ce que

« AnteriorContinuar »