Animés de fon efprit, c'est à la Vertu, c'eft à l'Innocence pouvoir dire avec vérité, que de quelque côté que nous jettions les yeux fur cet augufte Sénat, le vice n'y attire point nos regards! Nous n'y trouvons point de ces Miniftres infideles qui violent la justice jufques fur fes Autels, & qui la trahiffent dans le lieu même où ils font établis pour la Mais n'y voyons-nous point de ces ferviteurs inutiles, qui s'arrêtant à la premiere partie de la Sageffe, fe flattent d'être pleinement vertueux, parce qu'ils font exempts de vice, & croyent accomplir toute Juftice, parce qu'ils évitent toute Que ce foient là, fi l'on veut, les bornes du mérite de ceux qui fe renferment dans le cercle étroit d'une vie privée. Contents de leur innocence, cachés dans le fein d'une douce & vertueufe obfcurité, qu'ils jouiffent en fecret du témoignage de leur confcience; inconnus à leurs concitoyens, & ne fe fouciant pas de les connoître; nés pour eux-mêmes plutôt que pour leur Patrie, on ignore également leur naiffance & leur mort, A Dieu ne plaife que le Magiftrat fe contente de cette vertu ftérile, qui fe recueillant toute entiere au-dedans d'elle-même, & L'homme public n'a rien qui n'appartienne à la République. Vertueux pour les autres, autant que pour lui-même, qu'il ne prétende point s'acquitter de ce qu'il doit à la Patrie, en lui offrant le tribut de fon innocence; il ne paye par-là que ce qu'il fe doit à lui-même, mais il demeure toujours débiteur de la République; & elle lui demandera compte, non-feu- lement du mal qu'il aura commis, mais même du bien qu'il Qu'il ne fe contente donc pas de venir tous les jours, plus par habitude que par inclination, dans le Temple de la Juftice; VITT & qu'il ne croye pas avoir rempli tous fes devoirs, lorfMERCURIALE. qu'il pourra fe flatter d'en avoir rapporté toute fon inno VIII cence. Miniftre, & fi nous l'ofons dire avec les Loix mêmes, Prêtre de la Juftice, qu'il y vienne avec un zele toujours nouveau d'étendre fon culte, & d'affermir fon Empire. & Plein de ces fentiments, & dévoré d'une foif ardente du bien public, on ne le verra point, plus fenfible à fes propres intérêts qu'à ceux de la Juftice, négliger ces occupations plus honorables qu'utiles, où le Magiftrat a la gloire de rendre un fervice gratuit à fa Patrie; les regarder avec indifférence, peut-être avec dégoût, comme le partage des jeunes Magiftráts; & renverfant l'ordre naturel des chofes, préférer les affaires où fon travail peut recevoir une légere & inégale récompenfe, à ces fonctions fi précieuses à l'homme de bien, où l'amour défintéreffé de la Juftice n'a point d'autre récompenfe que la Justice même. Arbitre fouverain de la vie & de la mort, que l'habitude la plus longue ne diminue jamais l'impreffion qu'une fonction fi redoutable doit faire fur fon efprit; qu'il n'en approche qu'avec tremblement ; & confervant cette louable timidité jufqu'à la fin de fes jours, que le spectacle d'un accufé, dont il tient la deftinée entre fes mains, lui paroiffe toujours auffi nouveau & auffi effrayant que lorfqu'il l'a vu pour la premiere fois. C'eft alors, que fe tenant également en garde & contre l'excès d'une rigueur inhumaine, & contre une compaffion fouvent encore plus cruelle; & tout occupé d'un Jugement dans lequel il peut devenir auffi coupable que celui qu'il va juger, il recueillera toutes les forces de fon ame, & s'affermira dans ce rigide Miniftere, par la feule confidération de l'utilité publique. Dépofitaire du falut du Peuple, il croira voir toujours devant fes yeux la Patrie effrayée de l'impunité des crimes lui demander compte du fang de tant d'innocents, auxquels la confervation d'un feul coupable aura peut-être été fatale. Il fentira combien il eft important que le premier Tribunal donne VIII. donne à tous les autres Juges qui fe forment fur fon efprit, l'utile, le néceffaire exemple d'une rigueur falutaire, & que MERCURIALE faisant defcendre, comme par degrés, jufqu'aux Tribunaux les plus inférieurs le même zèle dont il eft animé, il rallume, il reffuscite leur ferveur prefque éteinte, & répande dans toutes les parties du corps de la Juftice, ce feu toujours vivant, & cette ardeur toujours agiffante, fans laquelle la Cause du Public est souvent la premiere abandonnée. Mais fon zèle croiroit se renfermer dans des bornes trop étroites, s'il ne le faifoit paroître que dans les occasions où le Public a un intérêt si sensible & fi éclatant. Ingénieux à chercher à démêler ce même intérêt dans les Caufes les moins publiques, il n'attendra pas que les cris de la Veuve & de l'Orphelin viennent troubler fon repos pour implorer le fecours de fa juftice contre l'oppreffion du riche & du puiffant. Son cœur entendra la voix fourde de leur mifere, avant que fes oreilles foient frappées du bruit de leurs plaintes, & il ne s'eftimera jamais plus heureux, que lorfqu'il pourra jouir de la fatisfaction d'avoir rendu justice à ceux mêmes qui n'étoient pas en état de la lui demander. Il fe hâtera de s'inftruire de bonne heure des affaires dont il doit inftruire les autres Juges, & par cette préparation anticipée il fera toujours armé contre la profonde malice de cette chicane artificieuse qui se vante de difpofer au moins temps des jugements, de les avancer, ou les retarder à fon gré, de fatiguer le bon droit, de le faire fuccomber par laffitude, & de rendre quelquefois la mauvaise cause victorieuse par la fatale longueur d'une réfiftance opiniâtre. du Quel fujet peut jamais exciter plus dignement l'attention & la vigilance de l'homme public? Qu'il s'applique donc tous les jours à couper cette hydre de procédures qui renaît tous les jours, qu'après avoir exercé fa juftice fur les Plaideurs, il l'exerce encore plus fur fes Défenfeurs avides & intéreffés qui les oppriment fouvent, fous prétexte de les défendre, & dont la dangereuse industrie cherche à fe dédommager de la diminution des affaires, en donnant à un fonds ftérile une malTome I. Q VIII. MERCURIALE. heureuse fécondité qui acheve d'épuiser le dernier fuc & la derniere chaleur de la terre. Que tous les Miniftres inférieurs de la Juftice fçachent que le Magiftrat a les yeux toujours ouverts fur leur conduite; que peu content de réformer les jugements qui fe rendent dans les Tribunaux subalternes, il s'applique encore plus à réformer les Juges qui les rendent, & que, pour faire dignement une réforme fi falutaire, il la commence toujours par lui même. Enfin que ce zèle qui anime les fonctions éclatantes de fa vie publique, le fuive jufques dans l'obscurité de sa vie privée, & que dans les temps où il ne peut fervir la Patrie par ses Jugements, il la ferve peut-être auffi utilement par fes exemples. Que l'amour & le refpect qu'il y conferve toujours pour la fainteté de sa profeffion, inftruise & confonde ces Magistrats qui, rougiffant de leur état, voudroient pouvoir le cacher aux autres hommes, & qui font confifter une partie de leur bonheur à oublier leur Dignité. Que fa modeftie & fa fimplicité condamnent l'excès de leur luxe téméraire, de ce fafte onéreux à leur famille, injurieux à leur véritable grandeur, par lequel ils entrent dans un combat inégal avec les enfants de la Fortune; malheureux d'y être prefque tous vaincus, & plus malheureux encore, s'ils ont quelquefois le déshonorant avantage d'y être victo rieux. Ce n'eft point par des paroles qu'un tel excès peut être réprimé. Le luxe eft une maladie dont la guérison eft réservée à l'exemple. Heureux les Magiftrats, fi leur vie privée pouvoit rendre ce grand service à la République; & fi, après avoir effayé inutilement de la réformer par leur difcours, ils oppofoient au déréglement de leur Siecle, comme une cenfure plus effila fageffe de leur conduite! cace, Ce feroit alors qu'ils exerceroient véritablement cette Magiftrature privée, qui n'a point d'autre fondement que la vertu du Magiftrat, d'autres armes que fa réputation, d'autre con- Nous avouons, il eft vrai, & nous voudrions pouvoir le diffimuler, que le fervice du Public devient tous les jours plus difficile ; mais ne croyons pas qu'il puiffe jamais devenir impoffible à l'homme de bien. Son pouvoir eft plus étendu que fouvent il ne le croit lui-même. Ses forces croiffent avec fon zèle, & en faifant tout ce qui lui eft poffible, il mérite enfin d'exécuter ce qui d'abord lui paroiffoit impoffible. C'est cette fainte ambition qui doit nous foutenir dans l'exercice de ces fonctions auffi glorieufes que pénibles, où nous avons le bonheur d'être dévoués d'une maniere finguliere à la recherche du bien public. C'est à nous-mêmes que nous devons appliquer tout ce que le devoir de notre Miniftere nous oblige de remettre devant vos yeux. Nous avons bien moins cherché dans toute la fuite de ce difcours à exciter l'ardeur des autres Magiftrats, qu'à ranimer la nôtre; & dans ce jour où nous exerçons l'office de Cenfeur, c'est à nous principalement que nous adreffons notre cenfure. Chargés de la défense des intérêts publics, nous tremblons tous les jours à la vue d'un fardeau fous le poids duquel nous avouons que notre foibleffe fuccombe fouvent. Heureux fi cet aveu que nous en faifons aux yeux du Sénat, pouvoit nous faire mériter fon indulgence, & fi en confeffant nos fautes paffées, nous pouvions commencer par-là, à accomplir le vœu que nous renouvellons en ce jour, de nous appliquer plus fortement que jamais à les réparer! VIII. MERCURIALE. |