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IX.

paroiffoit légere dans les commencements, mais le temps l'a rendue incurable, & la Juftice impuiffante pour le fecourir, MERCURIALE. eft réduite à déplorer triftement le dangereux & fouvent l'irréparable effet des faveurs anticipées du Magistrat.

Ne craignons donc pas de dire hautement dans ce jour confacré à la plus exacte vérité, que nous ne connoiffons pas d'actions indifférentes dans la vie publique du Magistrat; tout est commandé, tout eft de rigueur dans le miniftere redoutable qu'il exerce : toutes les fonctions ne font pas également importantes, mais elles appartiennent toutes également à la Juftice. Son temps même n'eft pas à lui; c'eft un bien confacré à la République, & qui tenant de la nature des choses faintes, doit être distribué au poids du Sanctuaire.

Que le Magiftrat orgueilleux fe repaiffe vainement du fpectacle frivole de cette fuite nombreuse de Suppliants qui n'approchent de lui qu'avec tremblement; qu'il les regarde comme un Peuple foumis à fes loix, & qu'il croye qu'il est de fa grandeur de les faire languir dans une attente inquiete, & dans le long martyre d'une fatigante incertitude.

Le fidele Miniftre de la Juftice ne regarde qu'avec peine cette foule de Clients qui l'environnent: il croit voir autour de lui une multitude de Créanciers avides dont la présence femble lui reprocher fa lenteur; & lorfqu'il ne peut fatisfaire en même temps leur jufte impatience, c'est le devoir, c'est l'équité feule qui regle leurs rangs, & qui décide entr'eux de la préférence.

Quelle joye pour le pauvre & pour le foible, quand il a la confolation de précéder le riche & le puiffant, dans cet ordre tracé par les mains de la Juftice même; & quelles bénédictions ne donne-t'il pas au Magiftrat, quand il voit que le gémiffement fecret de fa mifere eft plus promptement & plus favorablement écouté, que la voix éclatante de la plus haute Fortune!

Puiffe le Magiftrat goûter toute la douceur de ces bénédictions, & préférer une gloire fi pure à la vaine ambition de faire Tome I.

R

IX.

éclater fon pouvoir fur ceux que leur intérêt feul abaiffe à fes MERCURIALE. pieds!

C'eft ainfi que celui qui ne fe regarde que comme le débiteur du Public, s'acquitte tous les jours d'une dette qui fe renouvelle tous les jours. Pourroit-il donc fe croire le maître de fe dérober fouvent aux yeux du Sénat, à l'exemple de plufieurs Magiftrats, & d'attendre dans l'affoupiffement de la molleffe ou dans l'enchantement du plaifir, que les prieres des Grands le rappellent au Tribunal, & le faffent fouvenir qu'il eft Juge? Toujours fimple & toujours uniforme dans fa cònduite, il ne fçait ni chercher, ni éviter ces jours d'éclat & ces occafions délicates où le Magiftrat tient entre fes mains les plus hautes destinées : les chercher, c'est affectation; les éviter, c'eft foibleffe; les regarder avec indifférence, & n'y envifager que le fimple devoir, c'eft la véritable grandeur de l'homme jufte..

Mais qu'il eft rare de trouver cette fermeté d'ame dans ceux mêmes qui font une profeffion publique de vertu !

Combien en voit-on qui croyent avoir beaucoup fait pour la Justice, parce qu'ils fe flattent de n'avoir rien fait contre elle; qui rougiffant de la combattre, & craignant de la défendre, ofent encore fe croire innocents, & fe laver les mains devant tout le Peuple, comme s'ils n'étoient pas coupables d'une injuftice qu'ils ont commife en ne s'y oppofant pas.

...

Qui n'eft point pour la Juftice, eft contr'elle; & quiconque délibere s'il la défendra, l'a déja trahie. Malheur au Juge prévaricateur, qui donne sa voix à l'Iniquité ! mais malheur auffi au tiede Magiftrat qui refuse fon fuffrage à la Juftice ! Et qu'importe après tout, au foible qui eft opprimé, de fuccomber par la prévarication, ou de périr par là lâcheté de celui qui devoir être fon défenfeur? Peut-être ce Magiftrat qui fuit aux premieres approches du péril, auroit-il fait triompher le bon droit par fon fuffrage; ou fi fa vertu avoit eu le malheur d'être accablée par le nombre, il auroit été vaincu glorieufe ment avec la Justice, & il auroit fait envier aux Vainqueurs mêmes la gloire d'une telle défaite.

Mais après avoir déploré la foibleffe de ces déferteurs de la Justice, qui l'abandonnent au jour du combat; ne nous fera-t'il pas permis d'accufer ici l'aveugle facilité avec laquelle les Magiftrats violent tous les jours la fainteté d'un fecret, qui elt la force des foibles & la sûreté de la Justice? On ne respecte plus la religion d'un ferment folemnel; le myftere des Jugements eft profané; la confiance réciproque des Miniftres de la Loi est anéantie; la plus fainte de toutes les fociétés devient fouvent la plus infidele; le Juge n'est pas en sûreté à côté du Juge même; la timide vertu ne peut prefque foutenir la crainte d'être trahie; le voile du Temple eft rompu, & l'iniquité voyant à découvert tout ce qui fe paffe dans le Sanctuaire, fait trembler la Justice jusques sur ses Autels.

Cependant une infidélité fi coupable, û dangereuse, est mife au rang de ces fautes légeres qui échappent tous les jours à l'homme juste ; tant il est rare de trouver un cœur entiérement dominé par la Juftice, qui ait toujours devant les l'image févere du devoir, & qui fçache fupporter avec joye, dans toutes les fonctions de fon miniftere, & fa propre impuiffance & la toute puiffance de la Loi.

yeux

Mais fi fa domination paroît fouvent trop pefante au Magiftrat dans la majesté même du Tribunal, pourra-t'il en fouffrir encore la contrainte, lorfqu'il ne fera plus dans le Temple de la Juftice? Et ne croira-t'il pas au contraire être forti heureusement d'un lieu de fervitude, pour entrer dans une terre plus libre, & dans le féjour de l'indépendance?

C'est alors qu'impatient de jouir d'un pouvoir trop longtemps fufpendu, il voudra commencer enfin à être Magiftrat pour lui-même après l'avoir été pour la Justice.

Ardent à fignaler fon crédit, il envoye, pour ainfi dire, sa Dignité devant lui; il veut qu'elle lui ouvre tous les paffages, qu'elle applaniffe toutes les voies, que tous les obftacles difparoiffent en fa préfence, que tout genou fléchiffe, & que toute langue confeffe qu'il est le Maître. Combien de facilités aveugles, combien de complaifances fufpectes, combien d'offices équivoques, exigés, ou, pour mieux dire, extorqués des

IX. MERCURIALE,

IX.

MERCURIALE.

Miniftres inférieurs de la Juftice! Les moindres difficultés l'irritent; la plus légere réfiftance est un attentat à fon autorité : il se croiroit déshonoré, fi on ofoit lui refufer ce qu'il demande; malheureux de ne pas fentir que ce qui le déshonore véritablement, eft de demander, fans rougir, ce qu'on devroit lui refufer!

Heureux le fort de Caton, difoit un de fes admirateurs, à qui perfonne n'ofe demander une injuftice! plus heureux encore d'avoir fçu parvenir à cette rare félicité, en ne demandant jamais que la juftice! Tel eft le grand modele du fage Magiftrat: loin de fe laiffer prévenir en faveur de fon autorité, il redoute fon propre crédit, il craint la considération que l'on a pour fa Dignité; & s'il conferve encore quelque prévention, ce n'eft que contre lui-même. Toujours prêt à se condamner dans fes propres intérêts, & plus attentif encore, s'il eft poffible, fur les graces qu'il demande, que fur la juftice qu'il rend; il porte fouvent fa fcrupuleuse modération, jusqu'à ne vouloir pas expofer la foibleffe de ses inférieurs à la tentation de n'ofer lui réfifter.

La Justice eft pour lui une vertu de tous les lieux & de tous les temps; loin des yeux du Public, & dans l'intérieur même de fa maifon, s'éleve une espèce de Tribunal domestique, où l'honnête le plus rigide, armé de toute sa sévérité, dicte toujours fes juftes mais aufteres loix : l'utile & l'agréable, dangereux Confeillers du Magiftrat, font prefque toujours exclus de fes délibérations; ou s'ils y font admis quelquefois, ce n'eft que lorsque l'honnête même leur en ouvre l'entrée.

C'eft-là qu'il fe redit tous les jours, que cette autorité dont l'homme eft naturellement fi jaloux, n'a qu'un vain éclat qui nous trompe; que c'est un bien dangereux, dont l'ufage ne confifte prefque que dans l'abus; bien inutile à l'homme jufte, bien fatal au Magiftrat ambitieux; qui ne l'éleve que pour l'abaiffer; & qui ne lui préfente une fauffe idée d'indépendance, que pour le rendre plus dépendant de tous ceux dont il attend fa fortune.

Combien de chaînes a brifées en un jour celui qui fe charge

volontairement de celles de la Juftice! Par une feule dépendance il s'est délivré de toutes les autres fervitudes; & devenu d'autant plus libre qu'il eft plus efclave de la loi, il peut toujours tout ce qu'il veut, parce qu'il ne veut jamais que ce qu'il doit.

Ses envieux diront fans doute, que c'eft un homme inutile à fes amis, inutile à foi-même; qui ignore le fecret de faire des graces, & qui ne fçait pas même l'art de les demander. On fera paffer fa juftice pour rigueur, fa délicateffe pour feru pule, fon exactitude pour fingularité : & fi nous étions encore dans ces temps où l'homme de bien portoit la peine de fa vertu, & où la Patrie ingrate profcrivoit ceux qui l'avoient trop bien fervie; peut-être, semblable en tout à Aristides, il fe verroit condamné, comme lui, à un glorieux Oftracifme par les fuffrages de ceux que le nom de jufte importune, & qui regardent fon attachement invariable au devoir, comme la cenfure la plus odieuse de leur conduite.

Mais il a prévu ces reproches, il les a méprifés; & s'ils étoient capables d'exciter encore quelques mouvements humains dans fon cœur, il ne pourroit craindre que la vanité. Quelle gloire en effet, de voir fa vertu confacrée par le foulevement de l'envie, & comme fcellée par l'improbation d'un fiécle corrompu! Quel encens peut jamais égaler la douceur des reproches que reçoit un Magiftrat, parce qu'il eft trop rigide obfervateur de la juftice; qu'il réduit tout à la regle fimple & uniforme du devoir; que destiné à être l'image vifible & reconnoiffable de la loi, il eft fourd & inexorable, comme la loi même ; & que dans l'obscurité de sa vie privée, il n'eft pas moins Magiftrat, que dans l'éclat de fa vie publique!

Reproches précieux, injures honorables, puiffions-nous ne les point craindre : puiffions-nous même les defirer, & ne nous eftimer jamais plus heureux, que lorfque nous aurons eu la force de les mériter!

1 X. MERCURIALZ.

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