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X V I. MERCURIALE.

tacle, & des oreilles que pour une dangereuse harmonie. Ainfi périffent cependant les plus beaux jours de la Jeunesse, ces jours critiques du mérite & de la Vertu, que la Nature même semble avoir destinés à l'étude & à l'instruction. En vain le Magistrat voudra peut-être rappeller dans la suite ces moments perdus, & réparer l'erreur de fes premieres années. Il faudroit être inftruit, il eft trop tard de commencer à s'instruire; le temps manque juftement à celui qui n'a pas fçu d'abord en faire un bon ufage; & par un enchaînement fatal, la perte du premier âge eft prefque toujours fuivie pour le Magiftrat, de celle du refte de sa vie.

Bientôt un âge plus mûr fera pour lui une nouvelle fource de distractions peut-être encore plus dangereuses. L'ambition fuccédant aux paffions de la jeuneffe, ufurpera au moins le temps du Magiftrat, fi elle ne peut lui ravir encore la poffeffion de fon cœur. Que de jours, que d'années perdues dans l'attente d'un moment trompeur qui le fuit à mesure qu'il croit s'en approcher! Transporté loin de lui, par des defirs qui empoisonnent toute la douceur du préfent, il ne vivra que dans l'avenir, ou plutôt il voudra toujours vivre, & il ne vivra jamais; trouvant des heures pour cultiver des amis puiffants, & n'en trouvant point pour cultiver fon ame; fouvent avec la Fortune, & prefque jamais avec lui-même.

Mais pourquoi ferions-nous ici le trifte dénombrement des foibleffes humaines, pour y trouver toutes les caufes des dif tractions du Magiftrat?

Il est jusqu'à des vertus qui femblent fe réunir avec fes paffions pour confpirer contre fon temps. La tendreffe du fang, la douceur de l'amitié; une facilité de mœurs qui le rend toujours acceffible; une fidélité à des engagements que la Société produit, que l'âge multiplie, & dont la bienséance fait une espece de néceffité, lui déroberont, s'il n'y prend garde, une grande portion de fa vie; & s'il n'eft pas du carac tere de ceux qui paffent une partie de leurs jours à mal faire, ou qui en perdent encore plus à ne rien faire, il aura peut-être le matheur d'augmenter le grand nombre de ceux dont la vie se

confume

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confume vainement à faire toute autre chofe que leur devoir. Les distractions, il eft vrai, diminuent à un certain âge; les MERCURIALE. plaifirs fe retirent, les paffions fe taifent & femblent refpecter, la vieilleffe. Un calme profond fuccede à l'agitation des premieres années, & la tempête nous jette enfin dans le Port.. L'homme commence alors à connoître le prix d'un temps qui n'eft plus, & d'une vie toute prête à lui échapper. Mais à la vue d'une fin qui s'avance à grands pas, on diroit fouvent qu'il penfe plus à durer qu'à vivre, & à compter fes moments qu'à les pefer; ou fi le Magiftrat les pese encore à cet âge, fera-ce toujours dans la balance de la Juftice? Ces heures ftériles qu'il a la gloire de donner gratuitement à la République, ne lui paroîtront-elles point perdues? & une paffion plus vive que les autres, qui croît avec les années, qui furvit à tous les défirs du cœur humain, & qui prend de nouvelles forces dans la vieilleffe, ne lui fera-t-elle pas regarder comme le feul temps. bien employé, celui qu'une coutume plus ancienne qu'honorable fait acheter fi chérement au Plaideur ? N'abandonnerat'il pas les prémices de ce temps doublement précieux, ou à une vaine curiofité de nouvelles inutiles, ou à l'indolence du fommeil, & ne regardera-t'il pas avec indifférence tant de moments perdus, & cependant comptés au Plaideur ? C'est alors que patient fans néceffité, & indulgent fans mérite, il applaudira peut-être en fecret à l'utile longueur de ceux qui abuferont de fon temps, & qui exciteroient fon impatience dans les heures dont le devoir feul pese la valeur au poids dų. Sanctuaire. Eft-il donc un autre poids pour apprécier les heures de la Justice; & par quel charme fecret changent elles de nature felon que le Magiftrat en eft le débiteur, ou qu'il croit en devenir le créancier ?

pas

Ce n'eft ainfi que le jufte estimateur du temps de la Juftice fçait en mefurer la durée. Redevable au Public de toutes les heures de fa vie, il n'en eft aucune où il ne s'acquitte d'une dette fi honorable à celui qui la paye, & fi utile à celui qui l'exige. Ce temps que nous laiffons fi fouvent dérober par furprife, arracher par importunité, échapper par négligence; il Tome I.

A a

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a fçu de bonne heure le recueillir, le ménager, l'amaffer; & MERCURIALE, mettant, pour ainfi dire, toute fa vie en valeur, fes jours croiffent à mesure qu'il les remplit, il augmente en quelque maniere le temps de fa durée, & faifant une fraude innocente à la Nature, il trouve l'unique moyen de vivre beaucoup plus que le refte des hommes.

Il regarde fur-tout avec une espece de religion, le temps qui eft confacré aux devoirs de fon Miniftere; & pour en mieux connoître le prix, il l'apprend de la bouche du Plaideur, mais du Plaideur foible & opprimé. Attentif à en prévenir les premiers foupirs, il fe dit continuellement à lui-même: ce jour, cette heure que le Magiftrat croit quelquefois pouvoir perdre innocemment, eft peut-être pour le pauvre & le miférable, le jour fatal, & comme la derniere heure de la Justice. Nous croyons avoir toujours affez de temps pour rendre, mais il n'en aura plus pour la recevoir; le le temps feul aura décidé de fon fort; & le remede trop lent ne trouvera plus le malade en état d'en profiter.

la

Que le Magiftrat fe hâte donc pour la promptitude de l'expédition, mais qu'il fçache fe hâter lentement pour la plénitude de fa propre instruction.

Loin du fage difpenfateur de fon temps, l'aveugle précipitation de ces jeunes Sénateurs qui fe preffent de placer entre le plaifir qu'ils quittent, & le plaifir qu'ils attendent, une préparation toujours trop longue pour eux, & fouvent trop · courte pour la Juftice.

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Loin de lui l'avidité non moins dangereufe de quelques Magiftrats d'un âge plus avancé, dont l'ardeur fe reproche tous les moments qu'elle donne à l'ouvrage préfent, comme fi elle les déroboit à celui qui le doit fuivre : & qui font plus touchés du plaifir d'avoir beaucoup fait, que du mérite d'avoir bien fait.

İl joindra l'exactitude à la diligence. Attentif à réunir toute l'activité de fon ame pour ne donner, à chaque objet que la mefure du temps qu'il exige de fes talents, il ne fçaura pas moins fe défier de la vivacité de fes lumieres. Il fentira l'efprit le plus pénétrant a befoin du fecours du temps pour

que

s'affurer par fes fecondes penfées de la jufteffe des premieres,

XVI.

& pour laiffer à fon jugement le loifir d'acquérir cette matu- MERCURIALE. rité que le temps feul donne aux productions de notre esprit, comme à celles de la Nature.

Ne craignons point que la Justice lui reproche une lenteur fi utile; elle y gagnera, même du côté du temps.

Vous le fçavez, & vous fentez encore mieux que nous, la vérité de nos paroles, vous qui entrez tous les jours dans l'intérieur du Sanctuaire. Combien de fois au milieu de l'obfcurité & de la confufion d'un rapport, qui n'eft long que parce qu'on n'a pas voulu fe donner le loifir de le rendre plus court, vous est-il arrivé de regretter le temps que vous aviez été forcés d'employer à faire fortir la lumiere du fein des ténebres, & à débrouiller, pour ainfi dire, le cahos!

Mais quel est au contraire votre foulagement, quand vous avez le plaifir d'entendre un de ces Magistrats en qui l'exactitude du jugement dispute avec la beauté du génie, l'application avec la vivacité, & le travail avec les talents. L'on diroit que l'inutile n'ait été que pour eux. Après l'avoir dévoré feuls dans une profonde méditation, ils ne vous préfentent l'utile dégagé, & comme épuré du fuperflu; & compenfant ainfi la durée de leur préparation par la briéveté de leurs difcours, ils font d'autant plus ménagers du temps du Sénat, qu'ils ont fçu être fagement prodigues de leur propre temps.

que

Mais ne nous y trompons pas, le Magiftrat ne remplira jamais dignement le temps de fa vie publique, s'il ne fçait s'y préparer par le bon ufage qu'il fera des heures de fa vie privée.

On ne l'entendra donc point fe plaindre vainement de l'excès de fon loifir dans un temps où les voyes de la Justice, devenue malgré elle trop onéreufe aux Plaideurs, font prefque défertes. Il fera plutôt tenté de rendre graces à la Fortune irritée, qui lui donne le temps de s'inftruire de fes devoirs; & loin de fe jetter dans la diffipation, comme la jeunesse, ou de tomber dans l'ennui comme la vieilleffe, il fçaura mettre à profit jufqu'aux malheurs de fon fiecle. L'étude néceffaire des loix & des mœurs de fon Pays, l'utile curiofité des Loix & des

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Moeurs étrangeres, l'immenfité de l'Histoire, la profondeur de la Religion rempliront heureufement le vuide de fes fonctions publiques; & fi la Nature fatiguée par une trop longue application, exige de lui que par quelques délaffements il détende les refforts de fon esprit; il fçaura inftruire encore le genre humain par fes délaffements même.

Tantôt une utile fociété avec des amis fçavants & vertueux, redoublera dans son cœur le goût de la Science & l'amour de la vertu.

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Tantôt un commerce non moins délicieux avec les Mufes qu'il aura cultivées dès fa plus tendre jeuneffe, charmera les peines de fon état par une agréable & falutaire diverfion.

Loin du tumulte de la Ville, les plaifirs modérés d'une campagne vertueufe répareront de temps en temps les forces de fon corps, & redonneront une nouvelle vigueur à celles de fon ame. Les occupations d'une vie ruftique feront pour lui une leçon vivante & animée, de l'ufage du temps & de l'amour du travail. Il ne dédaignera pas même de s'y abbaiffer, & portant par-tout avec lui le défir d'être utile aux autres, il ne fera pas infenfible au plaifir de travailler pour un autre fiecle, & de donner un jour de l'ombre à fes neveux. Mais fur-tout il goûtera, non fans un fecret mouvement d'envie, la profonde douceur de cette vie innocente, où malgré le luxe & la magnificence de notre fiecle, fe confervent encore la frugalité & la modeftie des premiers âges du monde. Si la loi de fon devoir le force à quitter cet heureux féjour, il en rapportera l'efprit; & perfectionnant fa vertu par fes diftractions même, il mêlera heureusement à l'élévation & à la dignité du Magiftrat, la candeur & la fimplicité des anciens Patriarches.

Ce n'eft point ici une de ces fictions ingénieuses où l'efprit humain fe plaît quelquefois à chercher le merveilleux plutôt que le vraisemblable: ainfi ont vécu nos Peres: ainfi les anciens Magiftrats fçavoient user de leur temps. En étoient-ils moins heureux que nous, moins honorés du Public, moins bien avec eux-mêmes? Jugeons-nous au moins en ce jour, nous qui fommes destinés à juger les autres hommes, dans le

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