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III.

DISCOURS.

DES CAUSES DE LA DÉCADENCE
DE L'ÉLOQUENCE.

L

Prononcé en 1699.

A destinée de tout ce qui excelle parmi les hommes, eft de croître lentement, de fe foutenir avec peine pendant quelques moments, & de tomber bientôt avec rapidité.

Nous naiffons foibles & mortels; & nous imprimons sur tout ce qui nous environne le caractere de notre foibleffe, & l'image de notre mort. Les fciences les plus fublimes, ces vives lumieres qui éclairent nos efprits, éternelles dans leur fource, puifqu'elles font une émanation de la Divinité même, semblent devenir mortelles & périffables par la contagion de notre fragilité : immuables en elles-mêmes, elles changent par rapport à nous; comme nous, on les voit naître, & comme nous, on les voit mourir. L'ignorance fuccede à l'érudition, la groffiereté au bon goût, la barbarie à la politeffe. Les Sciences & les beaux Arts rentrent dans le néant dont on avoit travaillé pendant une longue fuite d'années à les faire fortir; jufqu'à ce qu'une heureuse industrie, par une espece de feconde création, leur donne un nouvel être & une feconde vie.

Ce torrent d'éloquence, ces fources de doctrine qui ont inondé autrefois la Grece & l'Italie, qu'étoient-elles devenues pendant plufieurs fiecles? Nos ayeux les ont vu renaître, Fâge de nos peres a admiré leur éclat ; le nôtre commence à les voir diminuer : & qui sçait fi nos enfans en verront encore les foibles reftes?

Nous avons vu mourir de grands hommes, & nous n'en voyons point renaître de leurs cendres. Une langueur mor telle a pris la place de cette vive émulation qui nous a fair voir tant de prodiges dans les fciences, & tant de chef-d'oeu

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vres dans les arts; & une molle oifiveté détruit infenfiblement l'ouvrage qu'un travail opiniâtre avoit à peine élevé. Que nous DISCOURS. ferions heureux, fi nous n'avions à déplorer que les pertes des autres Profeffions; & fi dans le déclin de la Littérature, l'Eloquence & l'Erudition s'étoient réfugiées dans votre Ordre, comme dans leur Temple naturel, pour y recevoir à jamais le jufte tribut des louanges & de l'admiration des hommes!

Mais, après avoir flatté l'ardeur que nous avons pour votre gloire par des fouhaits ambitieux, ces fouhaits mêmes se tournent contre nous. En nous montrant ce que nous devrions être, ils nous forcent de reconnoître combien nous en fommes éloignés; & ils nous obligent de faire une trifte comparaison entre ce que nous avons été, & ce que nous fommes.

Vous le fçavez, vous qui dans un âge avancé vous fouvenez encore avec joie, ou peut-être avec douleur, d'avoir vu l'ancienne dignité de votre Ordre. Rappellez la mémoire de ces jours heureux qui éclairoient encore ce Barreau, lorsque vous y avez été reçus: quelle multitude d'Orateurs! Quel nombre de Jurifconfultes! Combien d'éloquence dans les difcours, d'érudition dans les écrits, de prudence dans les confeils!

On n'entendoit dans cet augufte Tribunal que des voix dignes de la Majefté du Sénat, qui, après avoir effayé dans les Tribunaux inférieurs les forces timides de leur Eloquence naiffante, regardoient l'honneur de parler devant le premier Trône de la Justice, comme le prix le plus glorieux de leurs travaux.

Après les avoir admirés dans le tumulte & les agitations du Barreau, on les refpectoit encore plus, lorfque dans un repos actif & dans un loifir laborieux, ils jouiffoient du noble plaifir d'être la lumiere des aveugles, la confolation des malheureux, l'oracle de tous les citoyens. On approchoit avec une espece de religion de ces hommes vénérables. Toutes les vertus préfidoient à leurs fages délibérations. La Juftice y tenoit la balance, comme dans les plus faints Tribunaux : la Patience y écoutoit avec une fcrupuleufe application toutes les raifons des Parties qui les confultoient: la Science y plaidoit toujours la cause de l'abfent, & ne rougiffoit point d'appeller

quelquefois à fon fecours une lenteur falutaire : la prudence

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donnoit en tremblant un conseil affuré; & la modeste timidité avec laquelle ces fages Vieillards propofoient leurs fen- DISCOURS, timents, étoit prefque toujours un caractere infaillible de la fûreté de leur décision.

Tels ont été vos Peres, tel eft l'état dont nous fommes déchus. A ce haut degré d'éloquence nous avons vu fuccéder une médiocrité louable en elle-même; mais trifte & ingrate, fi on la compare avec l'élévation qui l'a précédée. Ne craindronsnous point de le dire, & ne nous reprochera t-on pas ou la basfeffe ou la force de nos expreffions? Ce pilier fameux, où fe prononçoient autrefois tant d'oracles, eft prefque muet aujourd'hui : il gémit, comme ce Barreau, de fe voir menacé d'une trifte folitude: un petit nombre de têtes illuftres font, dans l'opinion publique, les dernieres efpérances & l'unique reffource de la doctrine, comme de l'éloquence; & fi quelque malheur nous affligeoit de leur perte, peut être ferions-nous réduits à regretter inutilement cette même médiocrité que nous déplorons aujourd'hui.

Qui pourra découvrir, & qui entreprendra d'expliquer dignement les véritables fources d'une fi fenfible décadence? Nous plaindrons-nous d'être nés dans ces années ftériles, où la nature affoiblie par de grands & continuels efforts, touche au terme fatal d'une languiffante vieilleffe? Mais jamais l'esprit n'a été un bien plus commun & plus univerfel.

Nous aspirons à la même gloire qui a couronné les travaux de nos peres; & nous y afpirons avec plus de fecours, Nous avons joint nos propres tréfors aux richeffes étrangeres. Sans perdre les anciens modeles, nous en avons acquis de nouveaux; & les Ouvrages que l'imitation des anciens a produits, ont mérité à leur tour d'être l'objet de l'imitation de tous les fiecles fuivans.

Il femble même, que pour nous rendre inexcufables, le caprice du fort ait pris plaifir à nous offrir les matieres les plus illuftres, & des fujets véritablement dignes de la plus fublime éloquence. Combien de Caufes célèbres renfermées dans le

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cercle étroit d'un petit nombre d'années! La Poëfie a-t-elle jamais rien hasardé de plus étonnant fur la fcène, que ces DISCOURS. révolutions imprévues, ces événements incroyables qui ont

excité depuis deux ans l'attention & la curiofité du Public? La fable la plus audacieuse n'auroit jamais eu la hardiesse d'inventer ce que la fimple vérité nous a fait voir; & le vrai a été beaucoup au-delà du vraisemblable.

Que nous refte-t-il donc, fi ce n'eft de nous accuser nousmêmes, & de mériter au moins la gloire de la fincérité, fi nous ne pouvons plus parvenir à celle de l'éloquence, en nous redifant tous les jours: N'admirons plus avec étonnement la chûte de notre Ordre; foyons plutôt furpris de voir qu'il conserve encore quelques reftes de fon ancienne grandeur. Comment fe confacre-t-on à une fi glorieufe, mais fi pénible profeffion? & quelle eft la conduite de ceux qui s'y font confacrés?

A voir cette multitude prodigieuse de nouveaux Sujets qui se hâtent tous les ans d'entrer dans votre Ordre, on diroit qu'il n'y a point de profeffion dans laquelle il foit plus facile d'exceller. La Nature accorde à tous les hommes l'ufage de la parole: tous les hommes fe perfuadent aifément qu'elle leur a donné en même temps le talent de bien parler. Le Barreau eft devenu la profeffion de ceux qui n'en ont point: & l'Eloquence qui auroit dû choifir avec une autorité abfolue des Sujets dignes d'elle dans les autres conditions, eft obligée au contraire de fe charger de ceux qu'elles ont dédaigné de recevoir.

Combien en voit-on qui luttent pendant toute leur vie contre un naturel ingrat & ftérile, qui n'ont point de plus grand ennemi à combattre qu'eux-mêmes, ni de préjugé plus difficile à effacer dans l'efprit des autres, que celui de leur extérieur ? Encore s'ils travailloient férieusement à le détruire, ils n'en feroient que plus louables, lorfque par un pénible travail ils auroient pu triompher de la Nature, & la convaincre d'injuftice. Mais la paresse se joint en eux au défaut de talents naturels; & flattant leurs imperfections, au lieu de les corriger on les voit fouvent, & même dans la premiere jeuneffe, lecteurs infipides, & récitateurs ennuyeux de leurs ouvrages,

ôter

ôter à l'Orateur la vie & le mouvement, en lui ôtant la mémoire & la prononciation. Et quelle peut être l'impreffion d'une éloquence froide, languiffante, inanimée, qui dans cet état de mort où on la réduit, ne conferve plus que l'ombre,

fi l'on ofe le dire, le fquelette de la véritable éloquencé? Que ce fuccès eft digne des motifs qui font entrer dans le Barreau ce grand nombre d'Orateurs qu'il femble que la Nature avoit condamnés à un perpétuel filence!

Ce n'est point le defir de s'immoler tout entier au service du Public dans une profeffion glorieufe; d'être l'organe & la voix de ceux que leur ignorance ou leur foibleffe empêche de fe faire entendre; d'imiter la fonction de ces Anges que l'Ecriture nous représente auprès du Trône de Dieu, offrant l'encens & les facrifices des hommes; & de porter comme

eux,

les vœux & les prieres des Peuples aux pieds de ceux que la même Ecriture appelle les Dieux de la terre.

Des motifs fi purs & fi élevés ne nous touchent plus guè res; on ne facrifie aujourd'hui qu'à l'intérêt. C'est lui qui ouvre prefque toujours l'entrée de votre Ordre, comme celle de tous les autres Etats : la plus libre & la plus noble de toutes les profeffions, devient la plus fervile & la plus mercénaire. Que peut-on attendre de ces ames vénales, qui prodiguent, qui prostituent leur main & leur voix à ceux que l'ordre des profeffions rend leurs inférieurs, ou qui pour un vil intérêt adoptant des ouvrages qui le déshonorent, vendent publiquement leur réputation, & trafiquent honteufement de leur gloire?

L'Eloquence n'eft pas feulement une production de l'esprit; c'eft un ouvrage du cœur. C'eft-là que fe forment cet amour intrépide de la vérité, ce zèle ardent pour la juftice, cette vertueuse indépendance dont vous êtes fi jaloux, ces grands, ces généreux fentiments qui élevent l'ame, qui la rempliffent d'une noble fierté & d'une confiance magnanime, & qui portant encore plus loin votre gloire que l'Eloquence même, font admirer l'homme de bien en vous, beaucoup plus que l'Orateur.

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III. DISCOURS.

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