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» t'offrir que ce que m'a donné la Nature, une vie courte » & paffagere; mais j'en déposerai dans ton fein tous les » inftants. Reçois le ferment que je fais de ne vivre que » pour toi »>!

Ainfi d'Aguesseau fe confacre folemnellement à l'Etat. Appliqué aux travaux de la Magiftrature, le devoir le ramene à des détails épineux, lors même que le genie femble les fuir; & par un héroïsme bien rare, il préfere quelquefois l'avantage d'être utile, à l'honneur d'être grand.

Démêler l'erreur & le menfonge à travers le labyrinthe des procédures; diffiper les ombres dont la vérité eft quelquefois enveloppée, & celles dont l'obfcurcit encore la méchanceté des hommes; approfondir les plus grandes queftions, & ne pas négliger les plus fimples; fuppléer par la réflexion, aux fecours tardifs de l'expérience; arracher les épines dont les affaires sont semées, & y répandre l'ordre & la lumiere; mêler par-tout la profondeur du raisonnement aux charmes de l'éloquence; diriger la balance de la Juftice, & lui donner le mouvement du côté où elle doit pencher; tels font les foins & les travaux qui l'occupent fans ceffe.

Temple de la Justice, qui depuis tant d'années êtes accoutumé à entendre les hommes célèbres qui ont rempli cette honorable & pénible fonction, de quels applaudiffements vous retentîtes, lorfque d'Agueffeau fe fit entendre pour la premiere fois! Le Sénat étonné crut voir revivre tous fes anciens oracles; le fiécle de Louis XIV compta un grand Homme de plus.

La gloire qui, pour tant d'autres, n'eft que le fruit pénible du temps, & quelquefois même le tribut tardif de la Poftérité, plus jufte pour d'Agueffeau, l'accompagne dès fa jeuneffe.

Sa gloire lui préfageoit fon élévation. Ce Roi, fous qui la Nature femble avoir développé toutes les forces, fans qui peut-être la France n'auroit eu ni Colbert, ni Turenne, ni Boffuet, qui créa les grands Hommes, &, ce qui efst une seconde création pour l'Etat, qui fçut les employer; Louis XIV,

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parmi la foule des Magiftrats, avoit démêlé le jeune d'Agueffeau, & dès-lors il l'avoit regardé comme un de ces hommes pour être l'inftrument du bonheur des Etats. Ce n'eft point affez que dans une Monarchie il y ait un Corps qui foit le dépofitaire des Loix, qu'il les faffe exécuter par le citoyen, qui les rappelle au Prince, dont le zèle courageux & fage concoure à l'ordre politique, & dont l'autorité inviolable préfide à l'ordre civil: il faut que dans ce Corps il y ait un homme qui représente la Patrie, qui veille à tous les intérêts, qui les porte fous les yeux des Magiftrats, & qui fuive fans ceffe le mouvement de tous ces refforts multipliés, dont l'accord produit l'ordre général.

Avec quel zèle, mais en même temps quelles lumieres, d'Agueffeau remplit un miniftere fi important! Sa jeuneffe (a) n'allarme point la France. La médiocrité fe forme lentement: les grands Hommes le font tout à coup, & ne paffent point par ces dégrés qui font les marques de notre foibleffe.

Placé entre l'Autel & le Trône, fidèle à la Religion, fidele à fon Roi, il veille, tel qu'un génie tutélaire, à la garde de ces bornes immuables qui féparent l'Empire & le Sacerdoce.

Son ame fe multiplie pour fes concitoyens & pour fon Prince. C'étoit à Caton à être le Cenfeur de Rome : c'étoit à d'Agueffeau à l'être du Sénat de la France. Il exerce cet ingrat & généreux Miniftere, avec l'autorité d'un homme qui ne fuit que fon devoir, n'aime que la justice, & ne connoit que la vérité.

Sous lui le foible apprit que ce n'eft point être criminel que d'être odieux à un homme puiffant; & le pauvre connut avec étonnement, qu'il étoit encore au rang des hommes. Protecteur des malheureux, ce titre qu'il tient de l'Etat, il le préfere à tous les titres faftueux qu'inventa la vanité pour relever le néant, & que la bassesse donne à l'orgueil.

Pourquoi ne puis-je louer un grand Homme, fans retracer les maux de la France? Attaquée par des ennemis heureux (4) Il fut nommé Procureur Général en 1700, n'ayant que trente-deux ano.

& implacables, elle foutenoit avec peine une guerre ruineuse. Huit ans de combats avoient été huit ans de défaitres. Ce * En 1709. fut alors * qu'un hyver cruel refferrant les entrailles de la terre, fit périr toute l'efpérance des moiffons; & Louis XIV, prefque chancelant fur fon Trône ébranlé, voyoit d'un côté fes troupes fugitives & fes remparts qui s'écrouloient; de l'autre un Peuple immenfe & mourant, dont les mains tremblantes tendues vers lui, de mandoient inutilement du pain.

D'Agueffeau croit voir la France baignée de larmes, fe préfenter à lui avec tous les malheureux qu'elle a dans son sein. Il porte leurs cris aux pieds du Trône. Les canaux de l'abondance qu'une cruauté avare tenoit fermés, s'ouvrent à fa voix. Ces hommes affreux qui calculent la mifere publique pour connoître le profit qu'on peut en tirer, qui pour amaffer de l'or égorgeroient la Patrie, font forcés par la févérité dos Loix, à rendre la vie aux malheureux.

Un cœur tel que celui de d'Agueffeau devoit être inacceffible à tous ces vils intérêts qui dégradent les ames communes. Sera-t-il féduit par la faveur? Il ne voit rien dans la Nature, qu'un homme puiffe recevoir en échange pour fa vertu. Sera-t-il intimidé par la crainte? Ah plutôt il rendra graces au Ciel de ce qu'il lui eft permis d'honorer la vertu par fes malheurs! Car après la gloire de faire le bien, la plus grande est celle d'être malheureux pour l'avoir fait.

Louis XIV trompé (car tous les Rois & même les plus grands font des hommes) veut le forcer de fe plier à une entreprise que réprouvent les Loix; rien n'ébranle fa fermeté. Il préfere à la volonté de l'homme qui n'eft que paffagere, celle du Législateur qui eft immuable. Cependant l'orage fe forme. D'Agueffeau ne voit que le bien de l'Etat. Je dois tout à mon Roi, excepté le facrifice de fes intérêts ou de ceux de fon Peuple. Il attend une difgrace pour récompense; mais les temps n'étoient pas encore arrivés. Tout change; la tempête fe calme; & Ariftide, quoique jufte, refte encore dans fa Patrie.

On eût dit que le Ciel, prêt à lui confier la fuprême Ma

giftrature,

giftrature, vouloit éprouver fa grande ame. Le Chancelier de la France meurt (a). Au même inftant d'Agueffeau eft revêtu de cette Dignité. S'il en avoit été moins digne, il auroit cru la mériter. Son élévation ne lui coûta pas même un defir. O Vertu, tu n'es donc pas toujours perfécutée fur la terre!

Elevé au-deffus de tous les Tribunaux qui font à fes pieds, d'Agueffeau contemple avec un effroi mêlé de refpe&t, l'éten due immenfe de fes devoirs.

En effet, qu'est-ce qu'un Chancelier? C'est un homme qui eft dépofitaire de la partie la plus fainte & la plus augufte de l'autorité du Prince; qui doit veiller fur tout l'empire de la Juftice; entretenir la vigueur des Loix, qui tendent toujours à s'affoiblir; ranimer les Loix utiles, que le temps ou les paffions des hommes ont anéanties; en créer de nouvelles, lorfque la corruption augmentée, ou de nouveaux befoins découverts, exigent de nouveaux remedes, les faire exécuter, ce qui eft plus difficile encore que de les créer; obferver d'un œil attentif les maux plus ou moins graves, qui dans l'ordre politique fe mêlent toujours au bien; corriger ceux qui peuvent l'être; fouffrir ceux qui tiennent à la conftitution de l'Etat, mais en les fouffrant les refferrer dans les bornes de la néceffité; connoître & maintenir les droits de tous les Tribunaux; diftribuer toutes les Charges à des hommes dignes de fervir l'Etat, juger ceux qui jugent la terre; fçavoir ce qu'il faut pardonner & punir dans des hommes dont la nature eft d'être foibles, & le devoir de ne l'être pas ; préfider à tous ces confeils où se pesent les deftins de l'Empire; balancer avec fageffe la clémence du Prince & l'intérêt de la Juftice; être auprès du Souverain le protecteur & non le calomniateur de la Nation.

Tel eft le fardeau immenfe que porte d'Agueffeau. A l'imitation de l'Etre Suprême, il veut que la Juftice qu'il porte

(4) M. le Chancelier Voifin mourut d'apoplexie la nuit du 2 Février 1717. Le matin M. le Régent apprit fa mort, envoya chercher M. d'Agueffeau, & lui donna fa place.

Tome I.

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dans fon cœur, regne autour de lui. Elle le fuit jufques dans les Confeils des Rois. Les viles intrigues, les prétendues raifons d'Etat, l'intérêt perfonnel, les noirceurs de la politique, tous ces crimes que l'on appelle Science du Gouvernement difparoiffent devant lui. Il ofe croire que ce qui eft utile, n'est pas toujours jufte.

Je ne louerai point d'Agueffeau d'avoir eu affez d'humanité, pour détester cet abus indigne, qui fait que la Juftice destinée à foulager le pauvre & le foible, n'eft plus que pour le riche & le puiffant; qui écrafe le bon droit par les formalités, & l'anéantit par les lenteurs; qui égorge le malheureux avec le glaive des Loix, nourrit la barbare avarice de quelques hommes, de la substance de mille Citoyens, & change en bri gandage l'art de rendre la Justice. Pour détefter de pareils abus, il fuffit d'avoir une ame. Mais ce que je louerai dans lui, c'eft d'être remonté jusqu'à la fource du mal, en réformant les Loix.

Quel fpectacle nous préfentent les Loix de la France! Nées pour la plupart dans la confufion de l'anarchie féodale, ce n'eft qu'un édifice informe & monftrueux, que l'on prendroit pour un amas de ruines entaffées au hafard. La Loi qui par-tout devroit être la même, puisqu'elle est l'image de l'ordre éternel, par- tout oppofée à elle-même, divife les citoyens au lieu de les unir, & forme dans un Etat cent Etats différents.

D'Agueffeau voit ce défordre, il ofe entreprendre d'y remédier; mais il pense qu'un fi grand changement ne doit être fait que par dégrés; que les Loix font pour le Peuple aufli facrées que la Religion, & touchent aux fondements des Etats. Au lieu de renverser tout-à-coup ce grand Corps, il forme le projet de le réparer infenfiblement, fur un plan uniforme & combiné dans toutes fes parties.

Pour célébrer dignement les travaux d'un Législateur, il faudroit l'être foi-même. Ce feroit à Platon à peindre d'Agueffeau. Vous le verriez parcourir d'un coup-d'œil tous les avantages qu'une Loi peut offrir, tous les abus qui peuvent

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