d'expirer, ce seigneur se préparait à s'en retourner à Madrid, où il résolut de faire transporter son nevu. Pendant que l'on faisait les préparatifs du convoi, la veuve de Cifuentes combla de biens Francisque et le renégat. Le Navarrois se retira dans sa province, et le renégat retourna avec sa mère à Barcelone, où il rentra dans le christianisme, et où il vit encore aujourd'hui fort commodément. Dans ce temps-là, don Francisco reçut un paquet de la cour, dans lequel était la grâce de don Juan, que le roi, malgré la considération qu'il avait pour la maison de Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce, qui s'étaient joints pour la lui demander. Cette nouvelle fut d'autant plus agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner le corps de son ami; ce qu'il n'aurait osé faire sans cela. Enfin le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de qualité; et sitôt qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le corps de don Fadrique dans une église, où Zarate et dona Theodora, avec la permission des Mendoce, lui firent élever un magnifique tombeau. Ils n'en demeurèrent point là; ils portèrent le deuil de leur ami durant une année entière, pour éterniser leur douleur et leur amitié. Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour Mendoce, ils se marièrent; mais, par un inconcevable effet du pouvoir de l'amitié, don Juan ne laissa pas de conserver long-temps une mélancolie que rien ne pouvait bannir. Don Fadrique, son cher don Fadrique, était toujours présent à sa pensée : il le voyait toutes les nuits en songe, et le plus souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristes images: les charmes de Theodora, dont il était toujours épris, triomphaient peu à peu d'un souvenir funeste; enfin, don Juan allait vivre heureux et content; mais ces jours passés il tomba de cheval en chassant; il se blessa à la tête, il s'y est formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu sauver : il vient de mourir; et Theodora, qui est cette dame que vous voyez entre les bras de deux femmes qui veillent sur son désespoir, pourra le suivre pientôt. CHAPITRE XVI. Des songes. Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette histoire, don Cleophas lui dit: Voilà un trèsbeau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir deux hommes s'aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que l'on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales, qui pussent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d'un amant aimé. Sans doute, répondit le Diable, c'est ce que l'on n'a point encore vu, et ce que l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes ne s'aiment point. J'en suppose deux parfaitement unies; je veux même qu'elles ne disent pas le moindre mål l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont amies: vous les voyez toutes deux; vous penchez d'un côté, la rage se met de l'autre; ce n'est pas que l'enragée vous aime; mais elle voulait la préférence. Tel est le caractère des femmes: elles sont trop jalouses les unes des autres pour être capables d'amitié. L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Leandro Perez, est un peu romanesque, et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée : nous allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour; j'attends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de personnes endormies; je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les divers songes qu'elles peuvent faire. Très-volontiers, repartit le démon : vous aimez les tableaux changeans; je veux vous contenter. Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien ridicules. Pourquoi? répondit le boiteux: vous, qui possédez votre Ovide, ne savez-vous pas que ce poète dit que c'est vers la pointe du jour que les songes sont plus vrais, parce que dans ce temps-là l'âme est dégagée des vapeurs des alimens. Pour moi, répliqua don Cleophas, quoi qu'en puisse dire Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes. Vous avez tort, reprit Asmodée; il ne faut ni les traiter de chimère, ni les croire tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité. L'empereur Auguste, dont la tête valait bien celle d'un écolier, ne méprisait pas les songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui en prit, à la bataille de Philippes, de quitter sa tente, sur le récit qu'on lui fit d'un rêve qui le regardait. Je pourrais vous citer mille autres exemples qui vous feraient connaître votre témérité; mais je les passe sous silence, pour satisfaire le nouveau désir qui vous presse. Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du logis, que vous voyez couché dans ce riche appartement, est un comte libéral et galant. Il rêve qu'il est à un spectacle où il entend chanter une jeune actrice, et qu'il se rend à la voix de cette sirène. Dans l'appartement parallèle repose la comtesse, sa femme, qui aime le jeu à la fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, et qu'elle met en gage des pierreries chez un joaillier qui lui prête trois cents pistoles moyennant un trèshonnête profit. Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis du même caractère que le comte, et qui est amoureux d'une fameuse coquette. Il rêve qu'il emprunte une somme considérable pour lui en faire présent; et sou intendant, couché tout en haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit à mesure que son maître se ruine. Eh bien! que pensez-vous de ces songes-là? vous paraissent-ils extravagans? Non, ma foi, répondit don Cleophas, je vois bien qu'Ovide a raison; mais je suis curieux |