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de savoir qui est cet homme que je remarque : il a la moustache en papillottes, et conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit pas être un cavalier du commun. C'est un gentilhomme de province, répondit le démon, un vicomte aragonnais, un esprit vain et fier; son âme, en ce moment, nage dans la joie : il rêve qu'il est avec un grand qui lui cède le pas dans une cérémonie publique.

Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font des songes bien mortifians. L'un rêve que l'on publie une ordonnance qui défend de payer les médecins quand ils n'auront pas guéri leurs malades, et son frère songe qu'il est ordonné que les médecins mèneront le deuil à l'enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains. Je souhaiterais, dit Zambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et qu'un médecin se trouvât aux funérailles de son malade, comme un lieutenant criminel assiste, en France, au supplice d'un coupable qu'il a condamné. J'aime la comparaison, dit le Diable: on pourrait dire, en ce cas-là, que l'un va faire exécuter sa sentence, et que l'autre a déjà fait exécuter la sienne.

Oh, oh! s'écria l'écolier, qui est ce person

nage qui se frotte les yeux en se levant avec précipitation? C'est un homme de qualité qui sollicite un gouvernement dans la NouvelleEspagne. Un rêve effrayant vient de le réveiller: il songeait que le premier ministre le regardait de travers. Je vois aussi une jeune dame qui se réveille, et qui n'est pas contente d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une fille de condition, une personne aussi sage que belle, qui a deux amans dont elle est obsédée; elle en chérit un tendrement, et à pour l'autre une aversion qui va jusqu'à l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en songe, à ses genoux, le galant qu'elle déteste; il était si passionné, si pressant, que, si elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter plus favorablement qu'elle n'a jamais fait celui qu'elle aime la nature, pendant le sommeil, secoue le joug de la raison et de la vertu.

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Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue : c'est le domicile d'un procureur. Le voilà couché, avec sa femme, dans la chambre où il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux lits jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de ses cliens à l'hôpital, pour l'assister de ses propres deniers; et la procureuse songe que son mari chasse un grand clerc dont il est devenu jaloux.

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J'entends ronfler autour de nous, dit Leandro Perez, et je crois que c'est ce gros homme que je démêle dans un petit corps-de-logis attenant à la demeure du procureur. Justement, répondit Asmodée; c'est un chanoine qui rêve qu'il dit son Benedicite.

Il a pour voisin un marchand d'étoffes de soie qui vend sa marchandise fort cher, mais à crédit, aux personnes de qualité : il est dû à ce marchand plus de cent mille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui apportent de l'argent, et ses correspondans, de leur côté, songent qu'il est sur le point de faire banqueroute. Ces deux songes, dit l'écolier, ne sont pas sortis du temple du Sommeil par la même porte. Non, je vous assure, répondit le démon: le premier, à coup sûr, est sorti par la porte d’ivoire, et le second par la porte de corne.

La maison qui joint celle de ce marchand est occupée par un fameux libraire. Il a, depuis peu, imprimé un livre qui a eu beaucoup de succès. En le mettant au jour, il promit à l'auteur de lui donner cinquante pistoles s'il réimprimait son ouvrage; et il rêve actuellement qu'il en fait une seconde édition sans l'en avertir.

Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo, il n'est pas besoin de demander par quelle porte il est

sorti je ne doute pas qu'il n'ait son plein et entier effet. Je connais messieurs les libraires : ils ne se font pas un scrupule de tromper les auteurs. Rien n'est plus véritable, reprit le boiteux; mais apprenez à connaître aussi messieurs les auteurs: ils ne sont pas plus scrupuleux que les libraires. Une petite aventure, arrivée il n'y a pas cent ans à Madrid, va vous le prouver.

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Trois libraires soupaient ensemble au cabaret la conversation tomba sur la rareté des bons livres nouveaux. Mes amis, dit là-dessus un des convives, je vous dirai confidemment que j'ai fait un beau coup ces jours passés : j'ai acheté une copie qui me coûte un peu cher, à la vérité; mais elle est d'un auteur... ! c'est de l'or en barre. Un autre libraire prit alors la parole, et se vanta pareillement d'avoir fait une emplette excellente le jour précédent. Et moi, messieurs, s'écria le troisième à son tour, je ne veux pas demeurer en reste de confiance avec vous je vais vous montrer la perle des manuscrits; j'en ai fait aujourd'hui l'heureuse acquisition. En même temps chacun tira de sa poche la précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et comme il se trouva que c'était une nouvelle pièce de théâtre, intitulée le Juif errant, ils furent fort étonnés quand ils virent que c'é

tait le même ouvrage qui leur avait été vendu à tous trois séparément.

Je découvre dans une autre maison, poursuivit le Diable, un amant timide et respectueux qui vient de se réveiller. Il aime une veuve toute des plus vives: il rêvait qu'il était avec elle au fond d'un bois, où il lui tenait des discours tendres, et qu'elle lui a répondu : Ah ! que vous êtes séduisant! vous me persuaderiez si je n'étais pas en garde contre les hommes; mais ce sont des trompeurs : je ne me fie point à leurs paroles; je veux des actions. Eh! quelles actions, madame, exigez-vous de moi? a repris l'amant. Faut-il, pour vous prouver la violence de mon amour, entreprendre les douze travaux d'Hercule? Eh, non! don Nicaise; non, a reparti la dame, je ne vous en demande pas tant. Là-dessus il s'est réveillé.

Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, pourquoi cet homme couché dans un lit brun se débat comme un possédé. C'est, répondit le boiteux, un habile licencié qui fait un songe dont il est terriblement agíté : il rêve qu'il dispute et soutient l'immortalité de l'âme contre un petit docteur en médecine, qui est aussi bon catholique qu'il est bon médecin. Au second étage, chez le licencié, loge un gentilhomme d'Estramadure, nommé don Baltazar Fanfar

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