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nous venons d'observer, et qu'une épaisse barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est plus véritable; et dans cette figure hideuse, le héros d'une histoire assez singulière que je vais vous

vous voyez,

conter,

Ce grand garçon se nomme Fabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon, mourut, et il perdit aussi sa mère de peu temps après; de sorte qu'étant fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont l'administration fut confiée à un de ses oncles, qui avait de la probité. Fabricio acheva ses études déjà commencées à Salamanque : il y apprit ensuite à monter à cheval et à faire des armes; en un mot il ne négligea rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé favorablement de dona Hipolita, sœur d'un petit gentilhomme qui avait sa chaumière à deux portées d'escopette de Cinquello.

Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabricio, qui, l'ayant vue dès son enfance, avait sucé, pour ainsi dire, avec le lait, l'amour dont il brûlait pour elle. Hipolita, de son côté, s'était bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais le connaissant pour le fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le con

sidérer avec beaucoup d'attention; elle était

d'une fierté insupportable, aussi bien que son frère don Thomas de Xaral, qui n'avait peutêtre pas son pareil en Espagne, pour être gueux et entêté de sa noblesse.

Get orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il appelait son château, et qui n'était, à parler proprement, qu'une masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses facultés ne lui permissent pas de la faire réparer, quoiqu'il eût de la peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et de plus il y avait une femme maure auprès de sa sœur.

C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le bourg, les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les profondes révérences qu'on lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre par un regard. Sa sœur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité de sa race; el elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa beauté,

qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand viendrait la demander en mariage.

Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolita. Fabricio le savait bien; et, pour s'insinuer auprès de deux personnes si altières, il prit le parti de flatter leur vanité par de faux respects; ce qu'il fit avec tant d'adresse, que le frère et la sœur enfin trouvèrent bon qu'il eût l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne connaissait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre lui leur fierté l'en empêchait: néanmoins son ingénieuse générosité trouva moyen de les aider sans les exposer à rougir. Seigneur, dit-il un jour en particulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre en dépôt; ayez la bonté de me les garder; que je vous aie cette obligation-là.

Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit outre qu'il était mal en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. Il se chargea volontiers de cette somme; et il ne l'eut pas sitôt entre les mains, qu'il en employa sans facon une bonne partie à faire réparer sa chaumière et à se donner toutes ses petites commodités un habit neuf d'un très-beau velours

LE SAGE. T. II.

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bleu fut levé et fait à Salamanque, et une plume verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La belle Hipolita eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement bien nippée. C'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés, sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne pourrait les restituer. Il ne se fit pas le moindre scrupule d'en user ainsi; il crut même qu'il était juste qu'un roturier payât l'honneur d'être en commerce avec un gentilhomme.

Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était flatté qu'en faveur de ses espèces don Thomas vivrait avec lui familièrement, qu'Hipolita peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle. Véritablement il en eut auprès d'eux un accès plus libre: ils lui firent plus d'amitié qu'ils ne lui en avaient fait auparavant. Un homme riche est toujours gracieusé des grands quand il se rend leur vache à lait. Xaral et sa sœur, qui jusqu'alors n'avaient connu les richesses que de nom, n'eurent pas plus tôt senti leur utilité, qu'ils jugè rent que Fabricio méritait d'être ménagé : ils eurent pour lui des égards et des attentions qui

le charmèrent. Il crut que sa personne ne leur déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient fait réflexion que tous les jours des gentilshommes, pour soutenir leur noblesse, étaient obligés d'avoir recours à des alliances roturières. Dans cette opinion, qui flattait son amour, il se résolut à demander Hipolita en mariage.

Dès la première occasion favorable qu'il put trouver de parler à don Thomas, il lui dit qu'il souhaitait passionnément d'être son beau-frère; et que, pour avoir cet honneur, non seulement il lui abandonnerait le dépôt, mais il lui ferait encore présent d'un millier de pistoles. Le superbe Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla son orgueil; et, dans son premier mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater tout le mépris qu'il avait pour le fils d'un laboureur. Néanmoins, quelque indigné qu'il fût de la témérité de Fabricio, il se contraignit; et, sans témoigner aucun dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ se déterminer dans une pareille affaire; qu'il était à propos de consulter là-dessus Hipolita, et de faire même une assemblée de parens.

Il renvoya le galant avec cette réponse, et convoqua effectivement une diète composée de quelques hidalgos de son voisinage, lesquels étaient de ses parens, et qui tous avaient, comme

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