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mes enfans, je leur dis que j'allois acheter du chanvre.

Je fortis; mais pendant que j'étois allé faire cette emplette, un vendeur de terre à décraffer, dont les femmes se servent au bain, vint à passer par la rue, & se fit entendre par fon cri.

Ma femme qui n'avoit plus de cette terre, appelle le vendeur; & comme elle n'avoit pas d'argent, elle lui demande s'il vouloit Îui donner de fa terre en échange pour du fon. Le vendeur demande à voir le fon. Ma femme lui montre le vase; le marché fe fait, il fe conclut. Elle reçoit la terre à décraffer, & le vendeur emporte le vase avec le fon.

Je revins chargé de chanvre autant que j'en pouvois porter, fuivi de cinq porteurs, chargés comme moi de la même marchandife, dont j'emplis une foûpente que j'avois ménagée dans ma maison. Je fatisfis les porteurs de leur peine, & après qu'ils furent partis, je pris quelques momens pour me remettre de ma laffitude; alors je jettai les yeux du côté où j'avois laiffé le vase de fon, & je ne le vis plus.

Je ne puis exprimer à Votre Majefté quelle fut ma furprise, ni l'effet qu'elle produifit en moi dans ce moment. Je demandai à ma femme avec précipitation ce qu'il étoit devenu ; & elle me raconta le marché qu' elle en avoit fait, comme une chofe en quoi croyoit avoir beaucoup gagné.

Ah femme infortunée ! m'écriai-je, vous ignorez le mal que vous nous avez fait, à moi, à vous-même & à vos enfans en faifant un marché qui nous perd fans reffource. Vous avez cru ne vendre que du fon, & avec ce fon, vous avez enrichi votre vendeur de terre à décraffer de cent quatre-vingt-dix pieces d'or, dont Saadi accompagné de fon ami, venoit de me faite préfent pour la feconde fois.

Il s'en fallut peu que ma femme ne fe défefpérât, quand elle eut appris la grande faute qu'elle avoit commife par ignorance. Elle fe lamenta, fe frappa la poitrine, s'arracha les cheveux, & déchirant l'habit dont elle étoit revêtue: malheureuse que je fuis! s'écria-t-elle, fuis-je digne de vivre après une méprise fi cruelle où chercherai-je ce vendeur de terre ? je ne le connois pas, il n'a paffé par notre rue que cette feule fois, & peut-être ne le reverrai-je jamais. Ah mon mari! ajoûta-t-elle, vous avez un grand tort, pourquoi avez-vous été fi réfervé à mon égard dans une affaire de cette importance? cela ne fût pas arrivé, fi vous m'euffiez fait part de votre secret. Je ne finirois pas fije rapportois à Votre Majefté tout ce que la douleur lui mit alors dans la bouche. Elle n'ignore pas combien les fem mes font éloquentés dans leurs afflictions.

Ma femme, lui dis-je, modérez-vous; vous ne comprenez pas que vous nous al

lez attirer tout le voifinage par vos cris & par vos pleurs. Il n'eft pas befoin qu'ils foient informés de nos difgraces. Bien loin de prendre part à notre malheur, ou de nous donner de la confolation, ils fe feroient un plaifir de fe railler de votre fimplicité & de la mienne.

de

Le parti le meilleur que nous ayons à prendre, c'eft de diffimuler cette perte, la fupporter patiemment; de maniere qu'il n'en paroiffe pas la moindre chofe, & de nous foumettre à la volonté de Dieu.Béniffons-le au contraire, de ce que de deux cent pieces d'or qu'il nous avoit données, il n'en a retiré que cent quatre-vingt-dix, & qu'il nous en a laiffé dix par fa libéralité dont l'emploi que je viens de faire ne laiffe pas de nous apporter quelque foulagement.

Quelques bonnes que fuffent mes raifons, ma femme eut bien de la peine à les goûter d'abord. Mais le tems qui adoucit les maux les plus grands, & qui paroiffent le moins fupportables, fit qu'à la fin elle s'y rendit.

Nous vivons pauvrement, lui difois-je, il eft vrai; mais qu'ont les riches que nous n'ayons pas? Ne refpirons-nous pas le même air? Ne jouiffons-nous pas de la même lumiere & de la même chaleur du foleil ? Quelques commodités qu'ils ont plus que nous, pourroient nous faire envier leur bonheur s'ils ne mouroient pas comme

nous

nous mourons. A le bien prendre, munis de la crainte de Dieu, que nous devons avoir fur toute chofe, l'avantage qu'ils ont plus que nous, eft fi peu confidérable, que nous ne devons pas nous y arrêter.

Je n'ennuyerai pas Votre Majefté plus long-tems par mes réflexions morales. Nous nous confolâmes, ma femme & moi, & je continuai mon travail, l'efprit auffi libre que fije n'euffe pas fait deux pertes fi mortifiantes, à peu de tems l'une de l'autre.

La feule chofe qui me chagrinoit, & cela arrivoit fouvent; c'étoit quand je me demandois à moi-même, comment je pourrois foutenir la présence du Saadi, lorsqu'il viendroit me demander compte de l'emploi de fes deux cent pieces d'or, & de l'avancement de ma fortune, par le moyen de fa libéralité, & que je n'y voyois autre remede que de me réfoudre à la confufion que j'en aurois; quoique cette feconde fois, non plus que la premiere, je n'euffe rien contribué à ce malheur par ma faute.

Les deux amis furent plus long-tems à re venir apprendre des nouvelles de mon fort que la premiere fois. Saad en avoit parlé fouvent à Saadi; mais Saadi avoit toujours différé. Plus nous différerons, difoit-il plus Haffan fe fera enrichi, & plus la farisfaction que j'en aurai fera grande.

Saad n'avoit pas la même opinion de L'effet de la libéralité de fon ami. Vous

Tome VI.

B

croyez donc, reprenoit-il, que votre préfent aura été mieux employé par Hassan Cette fois que la premiere. Je ne vous confeille pas de vous en trop flater, de crainte que votre mortification n'en fût plus fen-. fible, fi vous trouviez que le contraire fût arrivé. Mais, répétoit Saadi, il n'arrive pas tous les jours qu'un Milan emporte un turban. Haffan y a été attrapé, il aura pris Les précautions pour ne pas l'être une feconde fois.

Je n'en doute pas, répliqua Saad; mais ajoûta-t-il, tout autre accident que nous ne pouvons imaginer, ni vous, ni moi, pourra être arrivé. Je vous le dis encore une fois, modérez votre joie, & n'inclinez pas plus à vous prévenir fur le bonheur de Haffan, que fur fon malheur. Pour vous dire ce que je penfe, & ce que j'ai toujours penfé, quelque mauvais gré que vous puiffiez me fçavoir de ma perfuafion, j'ai un preffentiment que vous n'aurez pas réuffi, & que je réuffirai mieux que vous, à prouver qu'un pauvre homme peut plûtôt devenir riche, de toute autre maniere qu'avec de l'argent.

Un jour enfin que Saad fe trouvoit chez Saadi, après une longue contestation enfemble: c'en eft trop, dit Saadi, je veux être éclairci dès aujourd'hui de ce qui en eft. Voilà le tems de la promenade, ne la perdons pas, & allons fçavoir lequel de nous deux aura perdu la gageure.

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