Nos, je ne puis garder plus long-temps le silence, La haine pour Ésope a trop de violence. Crésus, infatué d'un objet si hideux,
Le voyant de retour, nous néglige tous deux. fotre zèle est suspect, quelque pur qu'il puisse être ; De l'esprit de ce prince il s'est rendu le maître : Pour l'obséder lui seul il l'éloigne de nous; Et prêt à l'abîmer vous hésitez!
Quel sujet vous oblige à différer sa perte? Prenons l'occasion qui nous en est offerte. Nous avons de sa fourbe un fidèle témoin; A détromper Crésus appliquons notre soin.' Qu'attendez-vous?
J'attends que nous lui voyions fair
Ce qu'avant son voyage il faisoit d'ordinaire. Ébloui d'un trésor qu'il ne pouvoit trop voir, Il l'alloit visiter le matin et le soir.
Ne le détournons point de sa première route, Et craignons qu'en ce lieu quelqu'un ne nous écoute. Des États de Crésus ayant fait tout le tour, Avec un bien immense il en est de retour; Et son trésor grossi grossira la tempête
Qui demain, au plus tard, doit écraser sa tête. Soyez dans votre haine aussi ferme que moi,
Parlez bas; il vient avec le roi.
Du retour de ce traître il a l'âme charmée
CRESUS, ESOPE, IPHIS, SUITE, TIKRÈNE, TRASYBULE.
CRÉSUS, à Tirrène et à Trasybule.
TROUVEZ-Vous au conseil à l'heure accoutumée.
Allez... Demeure, Ésope... Et vous,
Eh! seigneur, se peut-il qu'après tant de bontés?...
Mon ordre est une loi, c'est moi qui vous l'annonce, Sortez. Je ne veux point d'inutile réponse.
Je hais les discours superflus :
Iphis, sortez, vous dis-je, et ne me voyez plus. (Tirrène, Trasybule, Iphis et la suite sortent.)
SCÈNE III.
CRÉSUS, ESOPE.
Poun toi, mon cher Ésope, il faut que je t'avoue Que de ton équité tout le monde se loue.
Il n'est grands ni petits des endroits d'où tu viens Qui ne fassent des voeux pour mes jours et les tiens. Après avoir été, par l'ordre de ton prince, Réformer les abus de province en province,
Il ne te restoit plus qu'à hâter ton retour Pour venir réformer les abus de ma cour.
Rends les vices affreux à tout ce que nous sommes ; Tous les hommes en ont, et les rois sont des hommes. Le ciel qui les choisit les élève assez haut
Pour faire voir en eux jusqu'au moindre défaut. Loin de flatter les miens dans ce degré suprême, A corriger ma cour commence par moi-même : Règle ce que je dois, suivant ce que je puis, Et rends-moi digne, enfin, d'être ce que je suis. ÉSOPE.
Seigneur, vous obéir est ma plus forte envie. C'est à vous que mon zèle a consacré ma vie; Mais, dans l'heureux état où vos bontés m'ont mis, Ne me commandez rien qui ne me soit permis.
Il est beau qu'un monarque aussi grand que vous l'êtes, Pour s'immortaliser, fasse ce que vous faites,
Qu'au gré de la justice il règle son pouvoir, Et qu'exempt de défauts il ait peur d'en avoir; Mais si vous en aviez, quel homme en votre empire Seroit assez hardi pour oser vous le dire?
Ce n'est point pour les rois qu'est la sincérité ! Tout se farde à la cour jusqu'à la vérité. L'encens fait un plaisir dont l'âme extasiée
Jamais jusqu'à ce jour ne s'est rassasiée;
Et l'on étale aux rois d'un plus tranquille front Les vertus qu'ils n'ont pas que les défauts qu'ils ont. CRÉSUS.
Et c'est, mon cher Ésope, à quoi, s'il est possible, Tu me dois empêcher d'avoir le cœur sensible. Quel monarque a-t-on vu, pendant qu'il a régné, Qui de mille vertus ne fût accompagné?
Les rois qui sur ma tête ont transmis la couronne Ont eu, quand ils régnoient, tous les noms qu'on me donne, Et ceux, après ma mort, qui me succéderont
Les auront à leur tour pendant qu'ils régneront. Par-là je m'aperçois, ou du moins je soupçonne, Qu'on encense la place autant que la personne; Qu'on me rend des honneurs qui ne sont pas pour moi, Et que le trône enfin l'emporte sur le roi.
Si tu veux que ta foi ne me soit point suspecte, Ne souffre dans ma cour nul flatteur qui l'infecte. L'équité, qui partout semble emprunter ta voix, Est ce qu'on s'étudie à déguiser aux rois;
Pour me la faire aimer, fais-la moi bien connoître : Je t'en prie en ami, je te l'ordonne en maître. Je suis jeune, et peut-être assez loin du tombeau : Mais que sert un long règne, à moins qu'il ne soit beau! De ton zèle pour moi donne-moi tant de marques
Que je ressemble un jour à ces fameux monarques Qui pour veiller, défendre et régir leurs États En sont également l'oeil, l'esprit et le bras. Guide mes pas toi-même au chemin de la gloire. ÉSOPE.
Les rois presque toujours y vont par la victoire : Leurs plus nobles travaux sont les travaux guerriers. Eh! quel prince a-t-on vu plus couvert de lauriers? Après avoir deux fois vu Samos dans vos chaînes, Vaincu cinq rois voisins et fait trembler Athènes, Pour en vaincre encore un, qui les surpasse tous, Vous n'avez plus, seigneur, à surmonter que vous. Sans être conquérant un roi peut être auguste. Pour aller à la gloire il suffit d'être juste. Dans le sein de la paix faire de toutes parts Dispenser la justice et fleurir les beaux arts, Protéger votre peuple autant qu'il vous révère, C'est en être, seigneur, le véritable père; Et père de son peuple est un titre plus grand Que ne le fut jamais celui de conquérant... Je vous parle, seigneur, en serviteur fidèle.
Eh! qui sait mieux que moi la grandeur de ton zèle? Poursuis. N'interromps point des avis si prudents, Et des soins du dehors passe à ceux du dedans :
Examine ma cour, et n'y souffre aucun vice; Bannis-en les abus, chasses-en l'injustice :
Ta bonté pour le peuple a pris des soins si grands!... É SOPE.
Que le peuple et la cour, seigneur, sont différents! Quoiqu'on nomme le peuple un monstre à plusieurs têtes, Si les uns sont grossiers, les autres sont honnêtes.
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