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n'arriveroient dans leur patrie qu'après que Jafon fe feroit fou mis à la céremonie de l'expiation: ce qui leur ayant fait changer de route, ils aborderent au port de ea, féjour de Circé, fœur du Roi de Colchos, & tante de Medée. Cette Princeffe reçut fa niéce avec Jafon fans les connoître. Ils s'avancerent l'un & l'autre les yeux baiffés & fans proferer un feul mot, jufqu'au foyer facré, où Jason ficha en terre l'épée dont il avoit tué Absyrthe. Leur filence & l'état où ils paroiffoient firent comprendre à Circé qu'ils étoient coupables, & elle fe prepara à les expier. Elle fit apporter un jeune cochon qui tettoit encore, & l'ayant égorgé elle frotta de fon fang les mains de Jason & de Medée, & fit les libations accoutumées, en l'honneur de Jupiter expiateur. Après quoi ayant fait jetter hors du Palais les reftes du facrifice, elle fit brûler fur l'Autel des gâteaux pétris avec de la farine, de l'eau, & du fel, & accompagna toutes ces céremonies, de prieres propres à fléchir la colere des Dieux. L'expiation achevée elle fit affeoir fes hôtes pour les regaler; mais ayant enfuite reconnu que Medée étoit fa niéce, elle la chaffa avec Jafon, fans cependant leur faire aucun mal parce qu'ils avoient imploré la protectiou, en état de fuppliants.

Au fortir de ce féjour ils fe remirent en mer, naviguerent pendant quelque temps affez heureusement; & ils touchoient prefque aux côtes de la Grece, lorfqu'une tempête les jetta fur les Syrtes d'Afrique, d'où ils eurent toutes les peines du monde de fe retirer. Ils en fortirent cependant, & arriverent heureusement dans la Grece.

Enfin une troifiéme tradition, après leur avoir fait remon ter le Phase, fait voyager les Argonautes dans pfufieurs pays de l'Afie, où ils laifferent plufieurs veftiges de leur route. Quelque denuées de vraisemblance que paroiffent ces trois relations, elles meritent pourtant quelques réflexions. D'abord, il eft évident que celle d'Onomacrite qui fait revenir nos Heros par l'Ocean feptentrional, eft une fiction qui prouve qu'on connoiffoit peu au temps de ce Poëte, les pays du Nord. Que les Argonautes foient entrés par le Pont Euxin Tome III.

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dans les Palus Méotides, il n'y a rien là de furprenant: il eft poffible même qu'ils ayent pû quelque temps remonter le Tanais; mais que par ce fleuve on puiffe aller jufqu'à l'Ocean, c'eft le comble de l'ignorance, & une fiction puerile, que l'Auteur n'a employée que pour nous étaler ce qui se fçavoit de fon temps fur les peuples qui habitoient ces contrées éloignées; peuples dont la plupart font inconnus, & n'exiftoient pas même au temps qu'on dit que vivoit Onomacrite; pendant que la fituation des autres n'eft placée qu'à l'avanture dans la relation de ce voyage. Je n'entrerai dans aucun détail fur toutes les Nations que rencontrerent les Argonautes dans cette route, & que l'Auteur ne fait que nommer, fans nous rien dire de particulier fur leurs moeurs & fur leurs coutumes. Herodote feul peut rectifier la plus grande partie de cette relation: ce qu'Onomacrite dit des Macrobiens eft fuffifamment expliqué dans les deux Differtations que M. l'Abbé Gedouyn & moi avons faites fur les Hyperboréens. Pour ce qui regarde les Cimmeriens qui habitoient vers le Bofphore qui porte ce nom, ce Poëte à l'imitation d'Homere ne les a placés dans l'Ocean, que parce qu'on pouvoit bien fçavoir de leur temps, qu'il falloit être plus près du Pole que n'eft le Bofphore, pour être enfeveli dans les ténebres. Je ne dis rien des autres fautes contre la Géographie, qu'on pourroit reprocher à ce Poëte, parce qu'elles fautent aux yeux, encore moins du portage du Vaiffeau, qui paroît pure fiction; mais je ne dois pas paffer fous filence ce qu'Adit pollonius de Rhodes de ces colomnes de la Colchide, fur lefquelles étoient gravées toutes les routes connues en ce temp-là: ce fait regardant Sefoftris qui veritablement porta fes conquêtes jufqu'au Phase, & y laiffa differens monumens auffi magnifiques qu'utiles. Ce Poëte ayant paffé la plus grande partie de fa vie en Egypte en qualité de Bibliothecaire de Ptolemée Philadelphe, poffedoit fans doute l'Hiftoire de Sefoftris; & quoiqu'elle fût pofterieure à l'expedition des Argonautes, il a pu par anticipation parler des monumens que ce Conquerant laiffa dans la Colchide : fur quoi on peut confulter outre Herodote, le Syncelle, Jamblique,

M. Huet (1), & plufieurs autres Sçavans. L'ancien com- (1) Demonft. mentateur d'Apollonius de Rhodes nomme Sethoncofis le Evang. prop. Prince qui avoit fait élever ces colomnes, & qui eft le même que Sefoftris.

Je pourrois me contenter de ces réfléxions générales fur les deux Poëtes, & fur les Hiftoriens qui ont parlé du retour des Argonautes; mais comme parmi les fables dont ils ont cru devoir charger la relation de ce voyage, il y en a quelques-unes qui peuvent être rapportées à l'Hiftoire, j'efpere qu'on ne trouvera pas mauvais que j'entreprenne de les expliquer.

Je commence par celle d'Abfyrthe. Le meurtre de ce jeune Prince envoyé par fon pere pour pourfuivre les raviffeurs de la Toifon d'or, eft raconté fi différemment par ceux qui ont eu occafion de parler de cette expédition, qu'il eft prefque évident que c'eft une pure fiction. Que Médée ou Jason, ou que tous les deux ensemble ayent formé le projet de le faire périr; qu'après l'avoir égorgé ils ayent coupé fon corps en morceaux, pour les répandre fur la route des Colques, afin de les engager à ramaffer ces membres épars, & retarder par-là leur pourfuite; tout cela paroît fabuleux: les Auteurs de ce meurtre, fe fervant de ce ftratagême, auroient bien plus hâté la pourfuite des Colques qui auroient remis à recueillir ces triftes reftes de leur Chef, après avoir atteint & puni les coupables, qu'il ne l'auroient retardée. Ainsi je préfere, au fujet de cette pourfuite, l'opinion de ceux des Anciens qui ont dit qu'il s'étoit donné un combat fur le Pont Euxin, lorfque la Flotte d'Eetès eut joint les Argonautes, où ce Prince & fon fils furent tués: ce qui laiffa à nos Voyageurs la liberté de retourner dans la Gréce par la même route par laquelle ils étoient venus, ainfi ils aborderent au Cap de Malée, comme le dit pofitivement Herodote (2).

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(2) Liv. 4.

Ce que rapporte Pindare (3) que les Argonautes étant arrivés (3) Pyth. 4❤ près des côtes de la Gréce, furent affaillis d'une tempête qui les jetta fur les côtes d'Afrique, eft d'autant plus vraisemblable, qu'Herodote & quelques autres Hiftoriens font d'accord avec ce Poëte; mais de fçavoir si c'étoit à leur retour,

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ou au commencement du voyage, c'eft ce qu'il eft difficile de décider. Herodote qui avance ce fait, ne s'explique pas affez nettement fur cet article. On peut croire que cela arriva peu de temps après leur départ. Cet Auteur parlant du fleuve Triton, qui fe jette dans le lac Tritonide, où eft une Ifle qu'on appelle Phla, dit qu'on croyoit que cette Ifle devoit être habitée par les Lacédémoniens ; & il ajoûte que la tradition apprenoit que quand Jafon eut fait conftruire au pied du Mont Pelion la Navire qui fut appellée Argo,& qu'il y eut mis une Hecatombe & un Trepied de cuivre, il entreprit le voyage de Delphes, par le tour du Peloponnèfe ; que prenant fa route par le Promontoire de Malée, le vent du Nord le jetta dans la Libye; qu'avant de prendre terre, il fe trouva engagé dans le lac Tritonide; que dans le temps qu'il cherchoit les moyens d'en fortir, un Triton s'apparut à lui, & lui dit que moyennant le Trepied qu'il avoit dans fon Vaiffeau, il lui montreroit un chemin pour le dégager fans danger du lieu où il étoit; que Jafon ayant accepté cette offre, il lui avoit donné le Trepied, que le Triton avoit mis dans fon Temple, & avoit prédit à Jafon & à fes Compagnons, que quand quelqu'un de leurs defcendans auroit enlevé ce Trepied, il étoit établi par les Deftins qu'il y auroit cent Villes Grecques qui feroient bâties fur le lac Tritonide; enfin, que les Libyens informés de cet Oracle, cacherent le Trepied.

Je dois d'abord faire quelques réfléxions fur ce récit. La premiere est que si cette avanture eft véritable, elle a dû arriver peu après le départ des Grecs, comme je viens de ledire ; & il est naturel de le croire, par l'Hecatombe dont Jafon avoit chargé fon Vaiffeau, qui l'auroit fort embarraffé pendant le voyage, & qui d'ailleurs étoit deftinée à un facrifice pour obtenir d'Apollon une heureuse navigation, fuivant l'ufage de ce temps-là; & fi cela eft, Médée, quoiqu'en dife Pindare (a), n'étoit pas alors avec les Argonautes. 20. Quoiqu'on doive faire peu de fond fur un conte qu'Herodote rapporte fur la foi d'autrui,

(a) Voyez ci-après, page 246. où Pindare fuppofe que Médée, à qui il fait faire une prédiction, étoit alors avec les Argonautes.

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fans paroître l'adopter, cependant comme il étoit la fuite d'une ancienne tradition, & qu'il étoit lié à des évenemens que l'Hiftoire nous apprend, il eft plus fage d'en expliquer les circonstances fabuleufes, que de le rejetter.

Il eft certain en effet, autant qu'on peut l'affirmer des évenemens de ce temps-là, que les Argonautes aborderent dans cette partie de la Libye, que l'on a nommée la Cyrenaïque. Embarraffés dans un paffage difficile, ils furent fecourus par les gens du pays, qui les aiderent à en fortir. On a habillé ce fait en fable; les Poëtes n'en débitant gueres que fous les enveloppes de la fiction. Le Triton qui leur apparut sous une forme humaine, étoit un Prince qui regnoit en cet endroit, & que Pindare & fon Scholiafte nomment Eurypile. Il donna de bons avis à nos Heros pour éviter les bancs de fable qui fe rencontrent dans les Syrtes & aux environs. Voilà tout le myftere : la prédiction qu'on lui fait faire n'ayant été inventée qu'après l'évenement; c'eft-à-dire, lorfque les Grecs fe furent établis dans cette partie de l'Afrique, & y eurent bâti des villes.

Les Déeffes de la mer & les Génies qu'Apollonius fait aussi apparoître à nos Voyageurs, font les habitans de cette côte qui les fecoururent ; & ce cheval detelé du char de Neptune, dont il leur ordonna de fuivre la route, eft un Vaiffeau détaché de la Flotte d'Eurypile, qui leur fervit de guide. On avoit feint que ce cheval étoit ailé, & qu'il fendoit les airs avec une grande rapidité, ce qui marque la légereté de ce Vaiffeau: car comment accorder autrement ce que dit le Poëte que je viens de nommer, que les Argonautes portoient leur Vaiffeau, & qu'on leur ordonnoit en même-temps de fuivre les traces d'un cheval qui alloit auffi vîte que l'oifeau le plus leger?

Nos Heros pour reconnoître l'important fervice qu'Eurypile leur avoit rendu, lui firent prefent du Trepied dont j'ai parlé. Diodore qui en parle auffi, dit qu'il y avoit fur le Trepied une Infcription en caracteres fort antiques, & ajoute qu'on l'avoit gardé jufqu'aux derniers temps, chez les ples appellés Hefperitains, dans la Cyrenaïque.

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