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Imaginer de quoy eft capable un cœur qui s'abandonne à fes paffions. Ce n'est pas que l'Abbé de Rancé donnât dans ces defordres groffiers aufquels une jeuneffe emportée ne s'abandonne que trop fouvent; il gardoit des inefures, il avoit Loin de fa reputation, ou par la droiture naturelle de fon efprit, ou pour ne pas nuire à fa fortune. A cela prés, tout ce que le monde appelle les belles paffions, occupoit fon cœur tour à tour; la delicateffe regnoit dans fa table, une propreté exquife, & le luxe même dans fes meubles, fes équipages & fes habits; il avoit une paffion extraordinaire pour la chaffe, c'eft ce qui luy faifoit aimer fa belle maison de Veret, où il paffoit une partie de l'année dans la bonne che re & dans les plaifirs.

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Il avoit fi peu de fcrupule de la vie qu'il menoit, qu'il reçut dans le même tems l'Ordre de Prêtrife des mains de l'Archevêque de Tours fon oncle, & prit le bonnet de Docteur. Il n'ignoroit pas que les chofes faintes font pour les Saints, & que rien n'eft plus capable d'attirer la colere de Dieu, & ne marque plus la reprobation, que s'engager fans vocation & par des vûës toutes humaines dans un miniftere fi re

de

que

doutable: mais il ne confultoit alors fon ambition, & l'on ne peut que s'égarer en fuivant un fi mauvais guide. Il refufa dans ce même tems l'Evêché de Leon. Le refpect pour ce facré Miniftere, dont la vie qu'il menoit le rendoit fi indigne, n'eut point de part à ce refus. L'Evêché ne luy parut pas d'un affez grand revenu, fa fituation étoit defagreable, elle l'éloignoit trop de Paris & de la Cour; voilà ce qui l'empêcha de l'accepter. Toutes les vûës alloient alors à obtenir la Coadjutorerie de l'Archevêché de Tours: l'Archevêque de Tours fon oncle ne le fouhaitoit pas moins que luy, l'ufage autorifoit fes efperances, le credit de fa famille, & la faveur de fes amis luy promettoient un heureux fuccez.

CHAPITRE V.

Sentiment de l'Evêque de Châlons Sur la conduite de l'Abbé de la Trappe. Il s'égare de plus en plus. Deux accidens qui luy arrivent, commencent de le toucher.

M

AIS pendant que le pecheur eft loüé en fuivant les defirs de fon

cour,

cœur que le monde applaudit à l'Abbé de Rancé, & que ces applaudiffemens ne fervent qu'à augmenter fon aveuglement, les gens de bien & des faints Evêques en gémiffoient devant Dieu. Les uns blâmoient fon entrée fi peu canonique dans l'état Ecclefiaftique, sa vie molle & toute mondaine; d'autres la pluralité de fes Benefices fi contraire aux loix de l'Eglife, & qu'il devoit d'autant plus éviter, que fes lumieres & fa reputation sembloient en autoriser l'ufage; d'autres trouvoient à redire à cette avidité de tout apprendre & de tout fçavoir, à cette curiofité profane qui l'engageoit dans des études fi dangereufes & fi éloignées de fa profeffion. Ils ne pouvoient affez déplorer qu'un Ecclefiaftique d'un fi beau génie, d'un efprit fi élevé, d'un fçavoir qui le rendoit fi capable des plus grandes chofes, & qui avoit reçû de la liberalité de Dieu tant de graces & de talens, ne fût occupé que de fa vanité & des projets de fon ambition.

L'Evêque de Châlon Felix Vialart ne fe contentoit pas d'en gémir devant Dieu: comme il eftimoit le fçavoir &les grands talens de l'Abbé de Rancé, & qu'il étoit de fes amis, il luy difoit fouvent; I. Partie.

B

» Monfieur l'Abbé, vous pourriez fai»re quelque chofe de mieux que ce que

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vous faites fi vous le vouliez, il ne » vous manque pour cela ni talens ni » lumieres. Quelquefois il luy difoit encore: Je fuis affeuré que vôtre bon » cœur vous reproche fouvent le peu que vous faites pour Dieu, aprés tout » ce qu'il a fait pour vous. D'autres » fois il ajoûtoit: Si quelqu'un avoit » fait pour vous la centiéme partie des » chofes dont vous êtes redevable à la » bonté de Dieu, de l'humeur dont je » vous connois, vous vous mettriez en » pieces pour luy. Mais il eft inutile de parler aux oreilles du corps, lorfque Dieu ne parle pas à celles du cœur. Ce n'eft pas que l'Abbé de Rancé fût toûjours d'accord avec luy-même, fes. lumieres combattoient fes paffions, il fe jugeoit, il condamnoit même quelquefois fes égaremens; il alioit jufqu'à fai re des efforts pour rompre fes liens, Mais fes efforts étoient femblables à ceux qu'un homme accablé de fommeil fait quelquefois pour s'éveiller, & qui n'aboutiffent fouvent qu'à le plonger dans un fommeil plus profond. Dieu le permettoit ainfi pour faire soître avec plus d'éclat la toute-puiffan

pa

ce de fa grace, & les richeffes infinies de fes mifericordes fur l'Abbé de Rancé.

par

Il vouloit animer fon exemple les pecheurs qui voudroient revenir à luy, & le rendre d'autant plus humble & d'autant plus fenfible aux égaremens de ceux qu'il vouloit mettre fous fa conduite, qu'il auroit éprouvé luy-même une partie de leurs malheurs, & qu'il auroit appris par fa propre experience quelle est la force des paffions, combien il eft difficile de ne s'y pas laiffer entraîner, & combien il en coûte pour en revenir.

Cependant plus il avançoit en âge, plus il s'égaroit. Un jour qu'il étoit dans fa belle maifon de Veret avec trois de fes amis, aprés s'être bien divertis, ils prirent une refolution des plus extravagantes. Ce fut de mettre chacun mille piftoles dans une bourfe, & d'aller comme des Chevaliers errants tant que leur argent dureroit, chercher leurs avantures par terre & par mer, par tout où le vent les pourroit porter; ce fut le terme dont ils fe fervirent. On juge affez à quoy pouvoit aboutir une pareille partie, à quels defordres, à quels dangers s'expofoient ceux qui l'a ent faite. Ils étoient prêts de l'exe

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