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Seconde fource. Le dé

tres

événemens & les belles actions n'avoient d'autres monumens fource que la mémoire des hommes, ou tout au plus quelques hieroglyfes obfcurs, & dont le fens toûjours ambigu, pouvoit fignifier tout ce qu'on vouloit (a); de forte que pour perpétuer le fouvenir des faits éclatans, les peres les racontoient aux enfans, & fuivant la coutume de ne dire jamais les chofes fimplement aux jeunes gens, ils mêloient dans leurs recits quelques circonftances propres à les en faire reffouvenir. On gardoit même cette méthode à l'égard des Etrangers. Ainfi fe rempliffoit d'idées fublimes la mémoire & l'imagination des enfans, qui venants dans la fuite à raconter les mêmes chofes, y ajoûtoient encore quelques autres circonftances. Lorfqu'on eft venu dans la fuite à écrire ces Hiftoires pour en remplir les Annales, ou en faire le fujet des Poëmes, & qu'on n'a trouvé d'autres monumens & d'autres mémoires que cette tradition confufe & défigurée, on a été obligé de s'en fervir, & on a ainfi rendu les Fables éternelles, en les faisant paffer de la mémoire des hommes, qui en étoit la dépofitaire, dans les monumens qui devoient durer tant de fiécles : & plût à Dieu que ce mal n'eût régné que dans les premiers temps, où faute de Lettres & de Chronologie, on fçavoit fi peu. de choses avec exactitude; mais il fe communiqua par une efpéce de contagion aux Hiftoriens mêmes les plus fameux, lefquels en écrivant l'Hif toire des grands hommes, y ont fouvent mêlé les Fables les plus abfurdes, fans fe donner la peine de les expliquer; voici peut-être ce qui les a trompés, & ce fera la troifiéme fource.

Troifiéme

On avoit anciennement accoûtumé de loüer les Heros après leur mort & les jours de leurs Fêtes, dans des Pané quence des gyriques étudiés, où de jeunes Rhéteurs, dont on vouloit

fource. La fauffe élo

Örateurs, &

la vanité des Hiftoriens.

(a) Il y avoit encore quelques autres moyens de conferver l'Hiftoite; comme les Fetes établies pour perpétuer le fouvenir de quelque grand événement. On es voit plufieurs exemples parmi les Hébreux. Les maffes de pierres élevées pour le même sujet, ainsi qu'en ufa Jofué après avoir paflé le Jourdain : les Colomnes, comme celles d'Hercule, de Bacchus, de Sefoftris : les Cantiques & les Hymnes, comme il paroit non-feulement dans les livres de Moife, mais auffi dans ce qu'on dit de ceux d'Orphée, de Linus, & d'Homere : les Cachets, les Pierres gravées, comme font la plupart de nos Antiques. Enfin après l'invention des Lettres, les Infcriptions, les Epitres, les Mémoires, &c.

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éprouver le génie par ces coups d'effai, fe donnoient une entiére liberté de feindre & d'inventer, croyant par là fe donner la réputation de bel esprit. Ainfi ils s'étudioient à faire voir les Heros, non tels qu'ils avoient été, mais tels qu'ils auroient dû être, fuivant l'idée chimérique de grandeur qu'ils s'étoient formée. Ils ne manquoient pas fur-tout de les élever jufqu'au ciel & de leur donner de la divinité fans aucun ménagement; c'étoit le titre de noblesse le plus recherché dans les premiers temps. Bien loin de blâmer ces Orateurs, on les loüoit d'avoir l'efprit inventif; on gardoit leurs meilleures Piéces, on les apprenoit fouvent par cœur ; & fi c'étoient des Vers ou des Cantiques, on les chantoit publiquement. Dans la fuite on a travaillé fur ces Mémoires : l'Hiftorien lui-même n'étoit pas fâché d'avoir de belles choses à débiter, dont il n'étoit garant que fur la foy de ces Relations. Diodore (1) raconte quelque chofe de femblable des Egyptiens, à l'égard de leurs Rois morts : il dit que tout le Royaume étoit en deuil, & qu'on chantoit en vers les loüanges du défunt; fans doute que les Prêtres gardoient ces Piéces funébres, & s'en fervoient pour écrire l'Hiftoire de ces Princes. Les Grecs, grands imitateurs des Egyptiens, uférent de cette méthode, à l'égard, non-feulement de leurs Rois, mais de ceux auffi qui avoient ou conduit chez eux des Colonies, ou perfectionné quelques Arts. Il n'eft pas difficile de comprendre que cet ufage a fervi à introduire dans l'Hiftoire un grand nombre de Fables; car dequoi n'est pas capable une imagination vive & pétulante, à qui on donne la permiffion de s'égarer à fon choix dans le Pays des belles idées?

Si on entreprenoit encore aujourd'hui de composer l'hiftoire de nos Heros fur la plupart de leurs panégyriques, ou de leurs Oraifons funébres, elle feroit du moins auffi fabuleuse, à la divinité près, que celles des Heros de l'antiquité. Je ne fuis pas furpris que l'ancienne Hiftoire foit fi remplie de Fables, puifqu'elle a été écrite fur des Mémoires fi peu fürs; mais ce qui m'étonne, c'eft la fotte vanité des Hiftoriens Romains, qui ont donné si souvent dans le fabuleux, foit pour flatter leurs Empereurs, foit pour ne pas céder en merveilleux aux Grecs, foit pour faire voir la protection fenfible des Dieux

(1) Liv. r

Relations des

fur leurs grands hommes. De-là ces fréquentes apothéofes;
cette multitude de prodiges qu'ils racontent fi gravement, &
tout le furnaturel dont ils ont rempli leurs Hiftoires. Je par-
donne au crédule Valere Maxime, & même, fi vous voulez,
à Dion Caffius, d'autorifer prefque toûjours les prodiges qu'ils
rapportent; mais je ne fçaurois le pardonner à Tite Live, &
encore moins à Pline, qui tout incrédule qu'il étoit, n'a pas
toûjours ofé defapprouver des chofes qui méritoient la cen-
fure d'un homme même plus religieux que lui. Encore font-
ils en quelque façon excufables; ils vivoient dans une Religion
qui autorifoit ces faits fabuleux, & dans un temps où il étoit
dangereux d'attaquer de quelque maniere que ce fût, les opi-
nions populaires. Mais un Sandoval & les autres Hiftoriens de
Charles-Quint, Mezerai même, & M. de Perefixe, fans
compter les Hiftoriens des Croisades, me font pitié lorsque je
les vois rapporter avec une efpéce de confentement, des pro-
diges que le peuple même ne croyoit pas. Je fçais bien que c'eft
le rolle de l'Hiftorien, pour me fervir des termes de Montagne,
de coucher par écrit ce qu'il trouve dans les Mémoires dont il fe
fert; mais je fçais bien auffi qu'il devroit y mettre fon attache:
car en vérité, ce qui eft fabuleux n'augmente pas la gloire des
grands hommes; il ne fert tout au plus qu'à diminuer la créance
que l'on doit aux faits véritables. Ces grands hommes,dont ceux
que nous venons de nommer ont écrit les actions, n'avoient-
ils
pas affez de mérite, fans prétendre que la nature se fût mise
en nouveaux frais, pour les honorer par des évenemens ex-
traordinaires?

Quatrième Les Voyageurs & les Marchands ont auffi beaucoup gâtẻ fource. Les l'Hiftoire, en introduifant un grand nombre de Fables par leurs Voyageurs, relations. Ces fortes de gens font fouvent ignorans, & prefque toûjours menteurs; ainfi il leur a été facile de tromper les autres, après avoir été trompés eux-mêmes. Quand on revient d'un pays éloigné, il faut avoir de belles chofes à en dire; on croiroit avoir perdu fon temps, fi on n'en rapportoit que de communes, & les autres en jugeroient ainfi. Pourquoi, diroiton, effuyer tant de dangers, aller chercher fi loin des gens faits comme nous? Ce n'étoit pas la peine de fortir de fa maison. Ainfi on ne fe croyoit dédommagé de la fatigue des Voyages,

que par l'opinion qui fe répandoit, qu'on y avoit vû des chofes étonnantes ; & trompés par les habitans du Pays où ils étoient allé,qui pour faire honneur à leur Patrie,ne manquoient jamais d'en embellir l'Hiftoire, ils trompoient enfuite les autres par des narrations fabuleufes. Quand on fçait qu'on fera crû, il est bien difficile de réfifter au charme de dire des choses extraordinaires. Les Egyptiens fur tout, dont la Théologie étoit fort myftérieufe & la Langue équivoque, trompoient fouvent ceux qui voyageoient chez eux.

C'eft un ufage reçû dans tous les Pays : il n'y a qu'à voir combien de Fables ont débité les peuples de l'Amerique & des Indes, à ceux qui les ont découverts. Les Marchands menoient avec eux des gens pour les escorter & pour les défendre dans les lieux où ils alloient établir ou des colonies, ou des correfpondances; ils avoient befoin fur-tout de leur fecours contre les bêtes feroces, dont les bois étoient remplis : ceuxci se diftinguoient fouvent par leur bravoure, & c'eft fans dou te de-là que font venus les Hercules, & les autres dompteurs de monftres & redreffeurs de torts, dont l'Hiftoire fabuleuse eft remplie. C'eft fans doute fur ces rélations de Marchands & de Voyageurs, que les Poëtes établirent les Champs-Elifées dans le charmant Pays de la Betique, ou dans les Illes Canaries; c'eft delà auffi que nous font venuës ces Fables qui placent des monftres dans certains Pays, des Harpyes dans d'autres; qui portent qu'il y avoit des Peuples couverts d'éternelles ténébres, qu'il y en avoit d'autres qui habitoient fous terre, d'autres qui n'avoient qu'un œil, ou qui étoient femblables à des Géants; que le Soleil & les autres Aftres, alloient tous les foirs fe coucher dans l'Ocean, & tantd'autres fictions fondées fur des Relations amplifiées. (a) Paffons à la cinquiéme fource.

Les Poëtes & les Peintres font fans contredit ceux qui ont le plus produit de Fables dans le monde : Pictoribus atque Poëtis

Quidlibet audendi femper fuit aqua poteftas. (1) Comme ils ont toûjours cherché à plaire, plûtôt qu'à inf truire, ils ont préferé une ingénieufe fauffeté, à une vérité (a) Confultez ce que dit Strabon à se fujet. L. 15. p. 1033. & 1038.

Cinquiéne fource. Les Poëtes les Peintres, & le Théatre.

(1) Hor. Art.

Poët.

commune. S'il a fallu flatter ou confoler quelque Prince défolé de la perte d'un enfant, le Poëte le plaçoit, ou parmi les Aftres, ou parmi les Dieux, comme le dit Lactance (a): ceux qui avoient aimé les belles lettres, étoient regardés ou comme les enfans, ou comme les favoris d'Apollon. Hyacinthe passa par cette raifon pour être le favori de ce Dieu; & parcequ'il fut tué d'un coup de palet que le vent détourna malheureusement, on feignit que Borée, jaloux de cette amitié, avoit caufé cet accident. Le fuccès juftifia l'heureuse témérité des Poëtes; on lut leurs Ouvrages avec plaifir, & rien n'y plut tant que la fiction: auffi prirent-ils pour une régle de la poëtique de ne jamais rien dire naturellement. Les Bergeres furent des Nymphes ou des Naïades; les Vaiffeaux devinrent tantôt un Cheval ailé, comme dans l'Hiftoire de Bellerophon; & tantôt des Dragons, comme dans celle de Medée : les Bergers, des Satyres ou des Faunes: les hommes à Cheval, des Centaures: ceux qui aimoient la Mufique, des Apollons: les Medecins, des Efculapes : les belles voix, des Mufes: les belles femmes, des Venus ; les débauchées, des Sirenes ou des Harpyes: celles qui aimoient la chaffe, des Dianes: les Oranges, des Pommes d'or : les fléches & les dards, des foudres & des carreaux. Ils firent plus; car se voyant les Maîtres des peintures & des caracteres qu'ils donnoient aux perfonnes & aux chofes qu'ils repréfentoient, pour faire voir que leur Art confiftoit principalement dans la fiction, (1) Juge ils s'attacherent (1) particuliérement à contredire la vérité, ment des Sca- & de peur de fe rencontrer avec les Hiftoriens, ils changerent les caracteres des perfonnes dont ils parloient. Homere a fait d'une femme infidelle & proftituée, la fage & vertueufe Penelope; & Virgile, d'un traître à fa Patrie, un Heros plein de piété, & d'un bandit fugitif, qui perdit la bataille & la vie contre Mezence, un Conquérant & un demi-Dieu. Le même Poëte n'a point fait de difficulté de def(2) Didoa. honorer une Princeffe très-vertueuse (2), & de lui ôter la caractére de sa chafteté & de fon courage, pour lui donner

vants, tom. 4.

P. I.

(a) Accefferunt autem Poeta, ut compofitis ad voluptatem carminibus, ad cœlum eos, id eft Heroas, fuftulerunt; ficut faciunt qui apud Reges non malos panegyricis mendacibus adulantur. Inst. 1. 1.

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