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«Que les consuls eussent à pourvoir qu'il n'arrivât pas « de dommage à l'état ». C'étoit par un décret aussi extraordinaire que les consuls recevoient du sénat le pouvoir le plus étendu : ils avoient droit, après cette ordonnance, de lever autant de troupes qu'ils jugeoient à propos; de réprimer, par toutes sortes de voies, les citoyens mutins; de faire la guerre aux ennemis; en un mot, ils étoient revêtus d'une autorité absolue, soit dans la ville, soit à l'armée.

Opimius, en vertu de ce décret, commanda à tous les sénateurs et aux chevaliers de prendre les armes, avec ordre de se trouver le lendemain sur la place, chacun avec au moins deux esclaves armés. Flaccus, de son côté, tâcha de soulever la multitude, et de faire prendre les armes au peuple; mais il ne trouva dans les esprits qu'une grande consternation, et beaucoup de découragement. Caïus, en se retirant, s'arrêta dans la place devant une statue de son père qu'on y avoit élevée, et, la regardant tristement et sans dire mot, on vit des larmes couler de ses yeux, comme prévoyant avec douleur tout le sang que sa querelle feroit répandre le lendemain. Ceux qui l'accompagnoient, émus de compassion, se disoient les uns aux autres qu'ils seroient bien lâches d'abandonner un si grand personnage, qui n'étoit en péril que pour leurs intérêts : la plupart passèrent la nuit à sa porte, plutôt pour lui marquer leur zèle et leur affection que dans l'espérance de lui être d'un grand secours. L. Flaccus employa ce temps à rassembler leurs partisans et les chefs du peuple : il vint à bout de faire prendre les armes à un assez grand non

bre, et le jour ne parut pas plus tôt qu'il s'empara du mont Aventin.

Caïus se disposa aussitôt à le suivre; mais il ne voulut point s'armer: ce n'étoit pas faute de courage, mais pour éviter d'en venir aux mains avec ses concitoyens. Il mit sa robe ordinaire, et il prit seulement dessous une courte épée, pour se défendre s'il étoit attaqué. Comme il étoit près de sortir de sa maison, sa femme tout en pleurs accourut pour l'en empêcher. « Où vas<«< tu, lui dit-elle, Caïus, en l'embrassant tendrement? << quel est ton dessein? et pourquoi sors-tu si matin de << ta maison? Peux-tu ignorer que les meurtriers qui << ont fait périr ton frère te préparent le même sort, et << que tu n'as pour défenseur qu'une vile populace qui << t'abandonnera lâchement à la vue du moindre péril? << Songe que Rome n'est plus ce qu'elle a été : la vertu <<< en est bannie; tout s'y décide par violence. Et quelle <«< confiance peux-tu prendre en l'autorité des lois, ni « même en la justice des dieux', ces dieux aveugles ou « impuissants qui ont souffert que Tiberius ait été as<< sassiné? >>

Caïus, pénétré de douleur, et n'ayant pas la force de lui répondre, s'arracha d'entre ses bras, et fut joindre Flaccus, qui s'étoit mis à la tête de son parti: il ne trouva dans cette foule du peuple qu'une multitude sans ordre, et plus d'animosité que de forces. Le sénat au contraire, et tout le corps de la noblesse, suivis de leurs clients et de leurs domestiques, formoient un parti redoutable. Caïus, ayant reconnu qu'il n'étoit pas en état de leur résister, obtint de Flaccus qu'on en

verroit au consul un député pour lui demander la paix, et le conjurer d'épargner le sang de ses concitoyens. On chargea de cet emploi le plus jeune des enfants de Flaccus, qui se présenta devant le consul, un caducée à la main, et qui proposa une réconciliation entre les deux partis.

Plusieurs sénateurs, des mieux intentionnés, étoient d'avis d'accepter cette proposition, et d'entrer en conférence avec les chefs du parti du peuple. Mais Opimius, jugeant de sa foiblesse par cette démarche, répondit au fils de Flaccus qu'il n'y avoit point d'autre réconciliation à faire, sinon que ceux qui étoient criminels se soumissent au jugement du sénat, et à la rigueur des lois. Il renvoya en même temps ce jeune enfant, auquel il défendit avec dureté et sous de grièves menaces de se présenter jamais devant lui, si son père et ses partisans ne se soumettoient à ce qu'il plairoit au sénat d'ordonner de leur sort. Il mit en même temps la tête de Caïus à prix, et il promit de la payer au poids de l'or. Pour affoiblir son parti, et y jeter de la division, il proscrivit à son de trompe tous ses partisans, avec promesse cependant de pardonner à tous ceux qui l'abandonneroient sur-le-champ. Cette proscription eut tout l'effet que le consul en pouvoit espérer. La plupart du petit peuple qui s'étoit laissé entraîner à la suite de Flaccus eut peur, s'écoula insensiblement, et abandonna ses chefs: à peine resta-t-il quatre ou cinq mille hommes auprès d'eux. Caïus, ne se trouvant pas en état de résister aux forces du parti contraire, peut-être aussi pour prévenir l'effusion du sang, vouloit aller lui-même

rendre compte au sénat de sa conduite. Mais ses partisans s'y opposèrent, dans la crainte de perdre leur chef: et on aima mieux renvoyer une seconde fois ce jeune enfant, fils de Flaccus, pour demander tout de nouveau la paix.

Opimius, sans vouloir l'entendre, le fit arrêter pour être revenu contre la défense qu'il lui en avoit faite. Et, sans donner le temps au peuple de se reconnoître, il marcha contre lui, et le fit charger par ses Candiots, qui, à coups de traits, eurent bientôt dissipé la multitude. Pour lors les sénateurs et les chevaliers, se jetant l'épée à la main dans la foule, en tuèrent un grand nombre; on prétend qu'il y périt trois mille hommes du peuple. Flaccus, dans cette déroute, se cacha dans une vieille masure, où ayant été trouvé, il y fut tué avec son fils aîné. Caïus se retira dans le temple de Diane, où il se voulut tuer. Mais Pomponius et Licinius, deux de ses amis, l'en empêchèrent, et le forcèrent de s'enfuir. On prétend qu'avant de sortir de ce temple, il supplia la déesse que le peuple romain, qui avoit abandonné si lâchement ses protecteurs, ne sortît jamais de la servitude. Il se mit ensuite à fuir, toujours accompagné de ses deux fidèles amis, et d'un esclave, appelé Philocrates. Ses ennemis le suivirent de près. Mais comme il fut arrivé à un pont, Pomponius et Licinius, pour faciliter sa fuite, firent ferme les armes à la main, et arrêtèrent quelque temps ceux qui le poursuivoient, et qui ne purent passer qu'après avoir tué ces deux généreux Romains.

Caïus eut le temps de gagner un petit bois consacré

aux Furies. Mais comme il vit qu'il ne pouvoit échapper à ses ennemis, qui avoient entouré ce bosquet, on dit qu'il se fit tuer par Philocrates, et que ce fidèle esclave se tua ensuite lui-même sur le corps de son maître. D'autres disent que Caïus ayant été atteint par ceux qui le poursuivoient, Philocrates, embrassant son maître, le couvrit de son corps, et qu'on ne le put frapper qu'après avoir tué ce fidèle domestique. On coupa la tête à Caïus, que ses assassins mirent au bout d'une pique. Un certain Septimuléius, créature d'Opimius, l'enleva à ceux qui la portoient comme un trophée, et ayant tiré secrètement la cervelle, il la remplit de plomb fondu pour la rendre plus pesante, et s'en fit payer par le consul dix-sept livres et demie d'or.

On en jeta le corps dans le Tibre, avec ceux de Flaccus et de plus de trois mille citoyens qui étoient péris dans cette émeute. Le consul, dont la haine implacable n'étoit point assouvie par tant de sang répandu, fit arrêter et ensuite mourir en prison tout ce qu'il put découvrir d'amis et de partisans des Gracques. Leurs biens furent confisqués; et on défendit aux veuves d'en porter le deuil : Licinia, femme de Caius, fut même privée de son douaire; et Opimius, toujours acharné sur les malheureux restes de ce parti, étendit son inhumanité jusque sur ce jeune enfant qui lui étoit venu porter des paroles de paix, et il le fit mourir en prison. (a)

Ce cruel magistrat, après avoir répandu tant de sang, n'eut point de honte de faire construire un tem

(a) App. Alex, de Bell. civ. lib. I, cap. 26.

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