Imágenes de páginas
PDF
EPUB

La surprise que je fis paraître à cette nouvelle apprit par avance au renégat que je m'intéressais pour cette dame. Il me découvrit le dessein qu'il avait formé pour la tirer d'esclavage; et comme en son récit il fit mention de l'esclave Alvaro, je ne doutai point que ce ne fût Alvaro Ponce lui-même. Servez mon ressentiment, dis-je avec transport au renégat; donnez-moi les moyens de me venger de mon ennemi. Vous serez bientôt satisfait, me répondit-il; mais contez-moi auparavant le sujet que vous avez de vous plaindre de cet Alvaro. Je lui appris toute notre histoire; et lorsqu'il l'eut entendue : C'est assez, reprit-il, n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner, on vous montrera votre rival; et, après que vous l'aurez puni, vous prendrez sa place, et viendrez avec nous à Valence conduire dona Theodora.

Vous

Néanmoins mon impatience ne me fit point oublier don Juan : je laissai de l'argent pour sa rançon entre les mains d'un marchand italien, nommé Francisco Capati, qui réside à Alger, et qui me promit de le racheter s'il venait à le découvrir. Enfin la nuit arriva; je me rendis chez le renégat, qui me mena sur le bord de la mer. Nous nous arrêtâmes devant une petite porte, d'où il sortit un homme qui

vint droit à nous, et qui nous dit, en nous montrant du doigt un homme et une femme qui marchaient sur ses pas: Voilà Alvaro et dona Theodora qui me suivent.

A cette vue je deviens furieux ; je mets l'épée à la main ; je cours au malheureux Alvaro; et, persuadé que c'est un rival odieux que je vais frapper, je perce cet ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, grâces au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, mon erreur ne lui coûtera point la vie, ni d'éternelles larmes à dona Theodora.

:

Ah! Mendoce, interrompit la dame, vous faites injure à mon affliction; je ne me consolerai jamais de vous avoir perdu quand même j'épouserais votre ami, ce ne serait que pour unir nos douleurs; votre amour, votre amitié, vos infortunes, feraient tout notre entretien. C'en est trop, madame, répliqua don Fadrique; je ne mérite pas que vous me regrettiez si long-temps: souffrez, je vous en conjure, que Zarate vous épouse après qu'il vous aura vengée d'Alvaro Ponce. Don Alvaro n'est plus, dit la veuve de Cifuentes : le même jour qu'il m'enleva, il fut tué par le corsaire qui me prit.

Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle me fait plaisir; mon ami en sera plus tôt heu

[merged small][ocr errors][ocr errors][merged small][ocr errors][ocr errors]

reux; suivez sans contrainte votre penchant l'un et l'autre. Je vois avec joie approcher le moment qui va lever l'obstacle que votre compassion et sa générosité mettent à votre commun bonheur; puissent tous vos jours couler dans un repos, dans une union, que la jalousie de la fortune n'ose troubler! Adieu, madame; adieu, don Juan; souvenez-vous quelquefois tous deux d'un homme qui n'a rien tant aimé que vous.

Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient leurs pleurs, don Fadrique, qui s'en aperçut, et qui se sentait très-mal, poursuivit ainsi : Je me laisse trop attendrir; déjà la mort m'environne, et je ne songe pas à supplier la bonté divine de me pardonner d'avoir moi-même borné le cours d'une vie dont elle seule devait disposer. Après avoir achevé ces paroles, il leva les yeux au ciel avec toutes les apparences d'un véritable repentir, et bientôt l'hémorragie causa une suffocation qui l'emporta.

Alors don Juan, possédé de son désespoir, porte la main sur sa plaie; il arrache l'appareil, il veut la rendre incurable; mais Francisque et le renégat se jettent sur lui, et s'opposent à sa rage. Theodora est effrayée de ce transport elle se joint au renégat et au Na

varrois pour détourner don Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air si touchant qu'il rentre en lui-même; il souffre que l'on rebande sa plaie; et enfin l'intérêt de l'amant calme peu à la fureur de l'ami. Mais s'il reprit sa peu raison, il ne s'en servit que pour prévenir les effets insensés de sa douleur, et non pour en affaiblir le sentiment.

Le renégat, qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne, avait de l'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le corps de Mendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent qu'ils souhaitaient de lui rendre à Valence les honneurs de la sépulture. Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de soupirer pendant toute la navigation. Il n'en fut pas de même du reste de l'équipage comme le vent était toujours favorable, il ne tarda guère à découvrir les côtes d'Espagne.

A cette vue tous les esclaves se livrèrent à la joie; et, quand le vaisseau fut heureusement arrivé au port de Denia, chacun prit son parti. La veuve de Cifuentes et le Tolédan envoyèrent un courrier à Valence, avec des lettres pour le gouverneur et pour la famille de dona Theodora. La nouvelle du retour de cette dame fut reçue de tous ses parens avec beaucoup de

joie. Pour don Francisco de Mendoce, il sentit une vive affliction quand il apprit la mort de

son neveu.

Il le fit bien paraître lorsque, accompagné des parens de la veuve de Cifuentes, il se rendit à Denia, et qu'il voulut voir le corps. du malheureux don Fadrique : ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en faisant des plaintes si pitoyables, que tous les spectateurs en furent attendris. Il demanda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cet état.

Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Tolédan; loin de chercher à l'effacer de ma mémoire, je prends un funeste plaisir à me la rappeler sans cesse, et à nourrir ma douleur. Il lui dit alors comment était arrivé ce triste ́accident; et ce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes, redoubla celles de don Francisco. A l'égard de Theodora, ses parens lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et la félicitèrent sur la manière miraculeuse dont elle avait été délivrée de la tyrannie de Mezzomorto.

Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de don Fadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y fut point enterré, parce que le temps de la vice-royauté de don Francisco étant près

LE SAGE. T. II.

9

« AnteriorContinuar »