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CONSIDÉRATIONS fur la Jurifprudence des Arrêts, principalement en Matière Eccléfiaftique.

QUOIQUE ce fujet femble peut-être au grand nombre des Lecteurs, demander un long difcours, je me contenterai cependant, pour ne pas m'écarter du but de cet Ouvrage, de traiter en peu de mots, 1. de l'origine & des caufes de la citation des Arrêts; 2.° des inconvéniens qui en réfultent; 3.° des moyens d'y remédier.

§. I. De l'origine & des caufes de la citation des Arréts.

« Avant que les Francs entraffent dans les Gaules, dit le favant " & judicieux Abbé Fleury, dans fon Histoire du Droit François, " on y fuivoit les Loix Romaines, qui continuerent d'y être obfervées "fous les Rois de la première & de la feconde Race, mais avec "les Loix Barbares & les Capitulaires des Rois. Les défordres du " dixième siècle confondirent toutes ces Loix ; en forte qu'au com"mencement de la troifième race de nos Rois, il n'y avoit guère " d'autre Droit en France, QU'UN USAGE INCERTAIN, à quoi »les Savans ayant joint enfuite l'étude du Droit Romain, leurs » décisions mêlées avec cet ancien ufage, ont formé les coutumes, " qui ont été depuis écrites par autorité publique."

Pour connoître cet ufage incertain, & pour décider les conteftations particulières que fon incertitude occafionnoit, on ordonnoit des enquêtes par turbes, per turbas ; on entendoit un grand nombre de témoins; &, comme le Droit étoit alors prefque tout en fait, dès que l'ufage ou le fait particulier qui étoit contefté, fe trouvoit établi fur des témoignages multipliés & conftans, on rendoit, en conféquence, un jugement pour le reconnoître & le fixer.

Ces jugemens portant avec eux les preuves du fait ou de l'ufage dont il étoit queftion, ils étoient appellés des Arrêts ou Arrétés, parce qu'on ne pouvoit plus mettre en doute le point de fait qu'ils avoient conftaté, & ils fervoient de loi ou de coutume écrite pour cet ufage,

❝ S'il y avoit quelque droit nouveau à établir, ou quelque question

"importante à décider, dit encore M. Fleury, le Roi le faifoit dans "l'assemblée de fes Barons, les Seigneurs en ufoient de même, à " proportion, avec leurs vaflaux. Ainfi, c'étoit comme une conven"tion ENTREUX TOUS, ou un jugement donné par leur confeil. "On peut donner pour exemples de ces conventions, l'affife du "Comte Geoffroy, qui eft un réglement fait en Bretagne pour "les fucceffions des Nobles, en 1287, & un ancien réglement de » Philippe Auguste, pour la mouvance des fiefs partagés, fait en 99 1210, du confentement de plufieurs Seigneurs, dont le nom eft mis " en tête de l'acte, auffi bien que celui du Roi. Pour exemples des "Jugemens folemnels, nous avons les anciens Arrêts rapportés par » Dumoulin, à la fin du ftyle du Parlement. Ils font nommés » indifféremment Edits ou Arrêts; de forte que le mot d'Arrêt " fignifioit fimplement le résultat d'une délibération, comme on " diroit aujourd'hui un Arrêté. C'eft peut-être l'origine de la grande "autorité que le commun des Praticiens donne aux Arrêts, LES "CONSIDÉRANT COMME DES Loix. Joint qu'avant la rédac"tion des Coutumes, il n'y avoit point de meilleure preuve de l'ufage "qu'un grand nombre d'Arrêts conformes. D'où vient qu'à la fin "des anciens manufcrits des coutumes, on trouve d'ordinaire des » Arrêts de la Cour Souveraine âu pays. "

En fuivant l'ordre naturel de la raifon, dans l'adminiftration de de la Justice, il falloit donc, auffitôt que les coutumes ont été rédigées par écrit, & que leurs difpofitions ont été confacrées comme les loix écrites, il falloit donc abandonner l'ufage de citer les Arrêts, puifqu'ils ne pouvoient plus avoir la même force, ou la même autorité, comme ils n'étoient plus rendus avec les mêmes folemnités. Il falloit, fur chaque queftion, s'en tenir au texte de la loi, ou à la difpofition précife de la coutume. Il étoit jufte d'y joindre les raisonnemens de l'équité pour en faifir l'efprit, pour en développer les conféquences. Mais les Arrêts ne devoient plus être cités que pour les cas Très-rares, que la loi & la coutume écrites n'ont prévus par aucune difpofition expreffe, ou par aucun principe général de décifion. Cependant, au lieu de cela, les Praticiens & la foule des Jurifconfultes, entraînés comme par un torrent, n'ont jamais plus cité d'Arrêts, que depuis qu'il y avoit moins de motifs raifonnables pour en citer. Ils ne fe font pas contentés d'en invoquer, dans les efpèces extrêmement rares, fur lesquelles on ne trouve rien ni dans les loix ni dans les

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coutumes; ils en ont rapporté, & en nombre, pour & contre les loix & les coutumes; ils en ont fait dépendre fur-tout la décision de prefque toutes les matières eccléfiaftiques, qui font portées aujourd'hui devant les Tribunaux féculiers. Et par-là, ils ont occafionné des inconvéniens & des abus qui paroiffent bien dignes, pour la plupart, de l'attention du Législateur.

§. II. Inconvéniens qui résultent de la citation des Arrêts.

Ils font aufli nombreux, qu'embarraflans pour les Magiftrats honnêtes, & ruineux pour les Parties.

1. La loi porte avec elle la raifon qui la juftifie dans l'ordre focial. C'eft la régle du Citoyen. Et fes actions ne font justes qu'autant qu'elles lui font conformes. Un Arrêt, qui eft une action de Juge, n'eft donc pas jufte, s'il eft rendu contre la loi. Or, quelque inftruits que foient les Magiftrats, il eft facile de fe perfuader, pour peu que l'on veuille faire attention à la foibleffe humaine, qu'il peut leur échapper des Jugemens injuftes. C'est ce que fuppofe le Légiflateur, dans l'Ordonnance de 1667, article 8, lorfqu'il y déclare tous Arréts & Jugemens qui feront donnés contre la difpofition de fes Ordonnances, Edits & Declarations, nuls & de nul effet & valeur. Les Arrêts de caffation émanés de fon Confeil fuppoferoient même que ces cas ne font pas rares; fur-tout fi l'on ajoute que les Parties léfées ne fe trouvent pas toujours en état de porter au pied du Trône, leurs demandes en caflation.

Qu'arrive-t-il donc de la citation indéfinie des Arrêts? C'est qu'on s'expofe de mettre à la place de la Loi, un Jugement irrégulier ou injufte; & de préfenter pour motif de décision, au lieu de la régle qui eft la Loi générale, un ou plufieurs Arrêts particuliers qui la contrarient, & qui dès-lors font déclarés nuls & de nul effet & valeur, par le Légiflateur lui-même, dans l'Ordonnance

de 1667.

2. Ce n'eft pas feulement des Jugemens irréguliers que les Arrêtiftes peuvent abufer; ils peuvent encore faire un très-mauvais ufage des Arrêts les plus juftes. En les rendant, ces Arrêts, les Juges ne donnent pas les motifs qui les ont déterminés & qui les justifient. Les Arrêtiftes font donc réduits à deviner ces motifs. Tantôt ils fuppofent que ce font ceux précisément de la Partie qui a gagné ;

tantôt

tantôt ils leur en prêtent de leur facon; &, quoiqu'ils ne puiffent donner à cet égard, que des conjectures, fouvent ils les préfentent du ton le plus affuré; & en impofent ainfi, par la fuite, & aux Jurifconfultes & aux Juges eux-mêmes.

Afin qu'un Arrêt puifle être cité fans danger, il ne fuffit pas qu'il foit jufte, il faut qu'il foit cité avec les vrais motifs qui l'ont fait donner. Sans cela, on peut lui en fuppofer, qui le rendroient injuste, & dont l'application à une nouvelle espèce feroit très-vicieuse. Or, les motifs des Juges n'étant prefque jamais bien connus, les Arrêtistes peuvent donc fe fervir de leurs Arrêts les plus juftes, pour établir & faire, en quelque forte, confacrer les fauffes maximes des Parties, leurs propres préjugés, & des erreurs très - funestes.

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3. Et une preuve que cela eft, en effet, déjà arrivé bien fouvent, c'eft le contrafte que nous préfentent les Recueils des Arrêtistes, avec le langage de nos grands Magiftrats. Après avoir jugé & vu juger, pendant la moitié de leur vie, ils nous affurent que fouvent ce n'est point par les moyens des Parties que les Juges fe font déterminés; mais par une observation particulière & lumineufe d'un Magiftrat, uniquement applicable à l'espèce dont il étoit queftion. Cependant, en rapportant l'Arrêt, les Compilateurs décident hardiment qu'il a été rendu fur les moyens de la Partie victorieuse; &, présumant dès-lors que ces moyens ont été confacrés, ils les appliquent enfuite à des efpèces qui ne font plus dans la circonftance particulière qui avoit décidé les Juges.

Eh comment les Arrêtiftes ne fe tromperoient-ils pas fur les motifs prefque toujours fecrets qui déterminent les Juges? Les plus célèbres d'entre eux fe font fouvent mépris fur le fentiment & les maximes des Avocats- généraux qu'ils avoient entendus.

"Le Journal des Audiences du Parlement de Paris, difoit M. le » Chancelier d'Aguesseau, après avoir long-tems exercé les fonctions "d'Avocat & de Procureur-général, le Journal des Audiences du "Parlement de Paris n'eft pas un garant bien fûr des maximes que "l'Auteur de ce Journal y met dans la bouche des Avocats" généraux. Les précis qu'il y rapporte de leurs Plaidoyers, font "ordinairement aflez mal faits; quoiqu'il rencontre quelquefois bien "dans les maximes qu'il leur fait avancer, l'ouvrage n'en mérite pas pour cela plus de confiance; & il a ce caractère commun avec la plupart des Recueils de cette efpèce, qui ont fouvent plus

b

" d'autorité de loin que de près. » Œuvres de M. d'Agueffeau, tome 8, lettre 420.

4. Mais il faut que ces Recueils aient eu beaucoup trop d'autorité de près & de lain, puifque leurs citations, quoique fouvent infidèles, répétées enfuite dans les Plaidoyers, & copiées dans les Mémoires & les Confultations, ont occafionné cette multitude d'Arrêts, fi différens entre eux, pour ne pas dire, fi oppofés, & qui, quelquefois, ont fait tomber en défuétude, ou plutôt ont renversé, quant à la Pratique, les Loix les plus conftantes, & les principes les plus certains. On trouvera plufieurs exemples de ce funefte afcendant de la Jurifprudence, dans la partie de cet Ouvrage où elle est exposée par ordre alphabétique. Mais il eft bon d'en citer ici un qui eft affez frappant, & que nous fournit un des Auteurs modernes les plus célèbres.

« Il n'y a guère de matières ( les unions) où LES PRINCIPES SOIENT " PLUS CONSTANS, ET LES RÈGLES PLUS UNIFORMES, dit M. Piales, "Traité du Dévolut, tome 2. Et cependant, il n'y en a pas où "les décifions des ARRÊTS SOIENT PLUS VARIÉES. Cette variété " vient de ce qu'il y a une infinité de manières de commettre abus, " en procédant à des unions; & la difficulté de découvrir quel eft "l'abus particulier qu'une Cour a eu intention de réprimer ou de "corriger par tel Arrêt, doit nous rendre fort circonfpects fur les inductions qu'il femble qu'on en pourroit tirer. Nous ne faifons " cette réflexion que pour avertir les Dévolutaires, qu'ils ne doivent "" pas conclure que telle union fera déclarée abufive, parce que telle "autre l'a été ; & qu'ils feront maintenus dans la poffeffion d'un "bénéfice dévoluté, parce que d'autres Dévolutaires l'ont été dans "des cas qui paroiffent femblables. Rien de plus incertain que ces 5 fortes de conféquences. Car, outre qu'il eft rare que les espèces " foient abfolument les mêmes, & qu'IL Y A SOUVENT DU DOUTZ " SUR LE VRAI MOTIF D'UN ARRÊT, il peut arriver que les Tribunaux, "9 PAR DES CONSIDÉRATIONS PARTICULIÈRES, tolerent, dans certaines " circonftances, des abus qu'ils auroient condamnés dans d'autres; " ou que, dans certaines occafions, ils paflent par- deffus quelques " défauts de formalités qui les auroient décidés dans d'autres, à dé"clarer abusive une union qui leur a paru préjudiciable au bien " public. La vue ce bien influe toujours beaucoup fur ces fortes de » décisions. "

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