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des opérations fucceffives & réitérées ; l'analyse donne les principes, le raifonnement mene aux conféquences. Tout cela n'eft qu'habitude, mais il faut la former. Si ces opérations font pénibles, fi la Science qui fait l'objet de l'étude eft appuyée fur des notions fines & difficiles à faifir, fi elle a de la profondeur & de l'étendue, fi elle préfente un fyftême bien lié dans toutes les parties qu'il faille embraffer d'une vûe générale & appliquer à toutes les hypothefes particulieres fi fa marche mefurée & méthodique ne permet aucun écart, alors l'efprit exercé par la méditation & le raifonnement s'éleve, s'étend, fe fortifie fes vûes augmentent, fa pénétration devient plus vive, fes refforts plus fermes, fes mouvemens plus fouples: rien ne lui coûte, & il peut atteindre à tout ce que les connoiffances humaines ont de plus recherché & de plus fublime.

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L'athléte accoutumé de bonne heure aux pénibles travaux de la lute ou de la courfe, le faifoit un jeu de ces efforts, qui aux yeux des fpectateurs tenoient du prodige. C'eft l'exercice qui forme à tous les Arts. La main de l'ouvrier n'acquiert que par des progrès infenfibles ces mouvemens dont la sûreté, la légéreté & la jufteffe produifent les morceaux finis.

Des études frivoles, d'où le deffein de plaire & d'occuper agréablement a banni tout ce qui peut gêner la réfléxion, fourniront-elles de pareils fecours? Eft-ce dans une inaction, dans une létargie prefque continuelle que l'efprit acquerera l'habitude de penfer fortement & d'approfondir des fujets difficiles? Quelle application exigent de l'Auteur & du Lecteur quelques faits hiftoriques noyés dans des ornemens fabuleux ou fuperflus, l'art de peindre des fituations délicates, d'enflammer l'imagination & le cœur ouvrage dont la paffion fait la moitié des frais, &

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fi l'on veut un peu plus de fineffe & de liberté dans les penfées & dans le ftile?

Mais ne fe doit-on pas à foi-même, ne doit-on pas à la Societé de perfectionner fa raifon & fes talens? eh! en vérité eft-ce par-là qu'on y peut réuffir ?

Je n'ai garde de m'ériger en cenfeur du fiécle : cependant qu'on y faffe attention, jamais peut-être on ne vit régner dans les goûts, dans les mœurs, dans les caracteres plus de légèreté, plus d'inconféquence qu'aujourd'hui. Tout eft problême, hors le plaifir & l'indépendance; plus de régle, plus de contrainte, plus d'émulation pour les travaux utiles. Qu'on n'attende rien des fentimens; il faut que la néceffité en tienne lieu, & que la Societé doive à des fituations forcées ce qu'elle avoit droit de fe promettre de la liberté & du choix.

C'est que l'efprit eft fans principes, & que perdant peu à peu l'habitude du raifonnement, comme l'idée des vertus, il devient ou affez foible pour fe livrer aux premieres impreffions, ou affez taux pour les juftifier toutes.

Les Arts périffent, s'écrioit un Ancien; la jeuneffe Romaine enivrée du goût des parures, confume à perfectionner de vains ajustemens un temps qu'elle dérobe à l'étude Que n'eft-ce là le feul défaut qu'on puiffe reprocher à la Nation! La facilité du génie la dédommageroit de cette perte.

Le dirai-je ? Ce rafinement, cette délicateffe infpirent enfin un dégoût univerfel & prefque infurmontable pour les occupations gênantes: tous les devoirs en fouffrent une affaire de difcuffion, fur-tout fi elle eft de quelque étendue, paroît un fardeau redoutable. On n'ofe le toucher; & fi l'on n'en approche, ce n'eft que pour en voir les dehors, fur lefquels on a fouvent la témérité de décider.

Eh! comment ramener au travail des gens qui mettent la pareffe en fyftême, qui effrayés de l'idée feule de l'ennui croyent le trouver par-tout où le cœur n'eft pas de la partie qui fe formant à euxmêmes je ne fçai quelle philofophie où l'indolence & le repos font érigés en préceptes, en viennent enfin à étouffer en eux l'émulation & l'ardeur pour la belle gloire: fentimens généreux, dont la nature a fait prefque l'unique reffort des grands fuccès & des grandes vertus !

Mais, dit-on, le fiécle eft aujourd'hui plus éclairé que jamais, l'efprit plus univerfel, plus délicat, il fe fait remarquer dans toutes les conditions toutes les profeffions.

dans

A la bonne heure: mais cela même n'eft-il point un défaut de plus pour la Nation? Je m'explique, à prendre les chofes en général, on ne peut trop défirer les progrès de l'Esprit quand ils marchent d'un pas égal avec le progrès des Arts & des Sciences. Mais fi pour courir après l'Efprit & tous les agrémens dont on le croit la fource unique, on abandonne les connoiffances utiles; on méprife la Science & les Sçavans, on néglige la raison, le travail & le devoir, doit-on beaucoup fe féliciter d'un pareil avantage?

Où conduit-il en effet ? à rendre un Peuple aimable, facile, poli, humain si l'on veut; car il faut paffer cette vertu à des gens qui ne réclament qu'elle; mais un Peuple qui fera au même temps inappliqué, inutile, fans conftance, fans mœurs, fans caractere, auffi peu propre à inspirer à ses voisins l'estime & la confiance qu'il eft prêt d'être leur dupe dans les affaires d'intérêt.

Qu'on fe rappelle les mœurs & le génie des Grecs, dans ces temps où la Poefie, l'Art Oratoire les moralités même de la Philofophie avoient comme

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atteint

atteint leur dernier période. Le goût des Spectacles, l'oifiveté, l'amour du plaifir, la diffipation, l'art de faifir le ridicule formoient le caractere de ce Peuple. Il connoiffoit peu les Sciences, il avoit même peu de reffources pour s'y perfectionner; les Philofophes & les Grands en faifoient mistere au Peuple: le Conquérant de l'Afie crut devoir revendiquer pour lui feul toutes les découvertes d'Ariftote.

Que parut la Grèce aux yeux des autres Peuples à mesure qu'elle en fut plus connue ? Une Nation à la vérité fpirituelle, délicate, polie, qui feule gardoit le dépôt des beaux Arts, mais chez qui régnoient des vices révoltans, la raillerie, la fourberie, le mépris des bonnes Loix, une recherche exquife dans tous les Arts fuperflus, mille befoins inutiles que les fatyriques Romains nous peignent avec indignation, & qu'on ne peut attribuer qu'à la frivolité de ce Peuple, qui une fois forti des bornes de la nature couroit fe précipiter dans tous les excès.

Que faifons-nous? Nous manquons certainement le but: car enfin des efprits amollis & fans culture doivent épuifer bien vîte tout ce qu'ils ont de reffources pour nous amufer & nous plaire. Les plus heur eux génies ont leurs bornes, & quelque fécondité qu'ils ayent, leur fond s'altére par les produc tions, fi des fecours étrangers ne les renouvellent.

Eh! où puifera-t'on ces fecours ailleurs que dans les Sciences? Ciceron vouloit que fon Orateur les poffédât toutes: il ne fe promettoit que des fuccès médiocres de ceux qui fe fioient à leur feul génie.

C'eft que l'Eloquence ne peut fe foutenir fans une imitation exacte de la nature, fans une abondance majestueuse d'idées, de tours, d'expreffions qui nous rendent fes traits fous autant de formes, qu'elle varie elle-même fes mouvemens & fes opérations. Le coup

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d'œil d'un homme feul peut-il embraffer le contour d'un tableau fi vaste ? Ou plutôt accablé de la multitude des objets aura-t'il affez d'activité pour les difcerner tous ?

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Il faut donc fe livrer à des Guides, les écouter, penfer d'après eux, s'enrichir de leurs découvertes. Sans cela on doit s'attendre à tous les défauts d'efprit inféparables de l'ignorance, méprises, stérilité, vûes fauffes, fentimens outrés, & tous ces égaremens où donnent la plupart de ceux qui trop occupés de leurs talens naturels ofent négliger les grands modeles, & marcher fans eux dans des routes inconnues. Ce que je dis de l'Eloquence doit s'appliquer à tous les Arts qui contribuent à l'agrément : il faut pour les foutenir recourir à ces Sciences mêmes dont on croit qu'ils infpirent le dégoût. Quelle étendue de connoiffances, quelle littérature, quelle étude des bons originaux dans tous les modernes qui ont illuftré l'empire des Lettres! Ceux même qui réuffiffent le mieux dans les ouvrages contre lefquels je parle, ne doiventpas à l'étude les traits brillans qui y font répandus, la douceur du coloris, & je ne fçai quel air de maître qui malgré lui décéle l'Auteur, & fait regretter les momens qu'il perd à des occupations de ce genre?

ils

On objectera fans doute que le férieux des Sciences eft incompatible avec les graces & l'enjouement, qu'une application laborieuse defféche l'efprit, & lui fait perdre cette fleur, cette vivacité, fi propres en relever le prix.

à

L'étude, à la vérité, peut produire cet effet, elle le produit même sûrement fur ceux qui portant dans les Sciences plus d'ardeur que de génie, se confument en travaux pénibles & infructueux. Toujours au - deffous de leur objet, incapables de faifir les principes & le fond des chofes, de découvrir dans une Science le terme où elle s'arrête, fes foibles

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